«Un tabou, des tabous»

Caméra-stylo, programme n°71 |


D’origine polynésienne, symbole de l’interdit, de l’intouchable, le mot «tabou» désigne encore aujourd’hui ce dont on ne peut pas parler, ce que l’on ne peut pas montrer sans encourir quelques foudres divines ou judiciaires… Rien d’étonnant dès lors à ce que le cinéma qui constitue justement l’art de montrer, ait été tenté sans relâche de passer outre aux tabous.

Certes, ce faisant, il s’est borné à imiter l’attitude des «artistes» du 18ème qui, après le grand tournant du romantisme, ont cessé de perpétuer la tradition héritée de leurs prédécesseurs, pour agir par ruptures successives, rejets, provocations et devenir ainsi des «auteurs». Moyen de communication de masse, le cinéma a par contre bénéficié d’un effet de résonance auquel la peinture, la littérature ou le théâtre n’ont jamais pu prétendre.

L’âge d’or

A son époque dite primitive, le septième art a connu une sorte d’âge d’or; trop neuf pour être vraiment contrôlé, il se permet toutes les libertés pour le plus grand bonheur de millions de spectateurs: en 1908, est tourné le premier film érotique à scénario, Cecil B. DeMille fait marquer son héroïne au fer rouge dans «Forfaiture» (1915), Von Stroheim impose le bordel comme décor dès «Folies de femmes« (1921). Le premier acte de censure connu date de 1906 et s’est exercé à l’encontre d’une bande d’actualités Pathé montrant une quadruple exécution capitale.

Embarrassés par les audaces de leurs cinéastes, les producteurs américains demandent au fameux William Hays de constituer à la fin des années 20 un code de bonne moralité cinématographique qui réglemente tout, y compris la durée des baisers. En vigueur jusqu’en 1966, le code Hays a profondément marqué le cinéma américain, l’obligeant à créer tout un art de la suggestion, du non-dit, de l’ellipse.

Films martyrs

Emboîtant le pas au futur sénateur Hays, l’Europe verse à son tour dans la censure; les cinéastes bravent désormais les tabous à leurs risques et périls et commence la longue litanie des films martyres qui à chaque fois ont ouvert une brèche salutaire: «L’âge d’or» (1930) de Buñuel et Dali, «La religieuse» (1955) de Rivette, «Le petit soldat» (1963) de Godard, «Sayat Nova» (1969) du Géorgien Paradjanov, «Salo ou les 120 journées de Sodome» (1975) de Pasolini, «Jaguar» (1979) du Philippin Brocka ou encore «Le goût de la cerise» (1997) de l’Iranien Kiarostami… la liste est longue, interminable, par chance!

Très «relatifs», les tabous connaissent une durée de vie très variable selon les lieux qu’ils hantent: en Afrique et en pays musulman, marqué par des siècles d’«aniconisme» (rejet de la représentation humaine), nudité et sexualité sont reléguées aux oubliettes — c’est le regretté Djibril Diop Mambéty qui, le premier en Afrique, transgresse l’interdit avec «Touki Bouki» (1973). A Hongkong, il faut attendre les années 90 pour que le thème de l’homosexualité soit abordé par un cinéaste comme Wong Kar-Wai.

Un tabou, des tabous

Du fait qu’il constitue à la fois un art et une industrie (c’est sa malédiction disent certains), le cinéma crée aussi ses propres tabous formels, devient alors une «tradition» que les cinéastes se doivent de respecter… En réaction, a toujours surgi une nouvelle vague, iconoclaste forcément, qui attente à la forme établie en élevant, par exemple, le faux-raccord au rang de figure de style (encore et toujours Godard!). Aujourd’hui, par une étrange ironie du destin (que d’aucuns qualifient de «post-moderne»), ce processus de rupture est peut-être menacé par l’extinction provisoire des… tabous!

Mais Passion Cinéma ne cède pas à la mélancolie et propose dix films traitant de divers tabous et de leurs transgressions: du retour aux sources avec le sublime «Tabou» (1931) de Murnau au spectacle indicible des «monstres» humains de «Freaks» filmés en 1932 avec tant d’amour par Tod Browning, en passant par la maternité d’une schizophrène dans «Angel Baby» de Michael Rymer, sans oublier la croisade en faveur de la pornographie du sieur «Larry Flint» revue par Milos Forman, le «meurtre» du père abject dans «La promesse», chef-d’œuvre des frères Dardenne et l’abandon d’un enfant avec l’étrange «Marion» de Manuel Poirier.

A ajouter encore la culpabilité très bien digérée du «Crimes et délits» de Woody Allen, la mort passée sous silence pendant «Les 92 minutes de Mr. Baum», comédie noire du cinéaste israélien Assi Dayan, les fillettes sacrifiées de «La Pomme» de l’Iranienne Samira Makhamalbaf; et, enfin, l’idiotie pratiquée comme un art dans les «Idiots» de Lars von Trier.

Vincent Adatte