«Un, deux, trois, quatre, cinq… sens»

Caméra-stylo, programme 85 |

Le cinéma, pense-t-on, est une affaire de regard (surtout) et d’écoute (un peu). Et sentir, humer, goûter, toucher? Avec les années, l’invention «sans avenir» des frères Lumière aurait donc créé une sorte de spectateur «monstrueux», pourvu d’yeux et d’oreilles hypertrophiées mais dont le nez, la bouche et les mains seraient «tombées», faute d’usage? De fait, rien n’est faux, car nombre de grands cinéastes ont eu (et ont toujours) l’art, certes rare, de garder tous nos sens en éveil! A tel point que nos linguistes ont été contraints d’inventer un nouveau terme pour définir cette sensation qui donne l’impression que l’on peut «toucher du regard» ce qui est montré sur l’écran — on parle alors de «regard haptique»!

L’effet Koulechov

Comme chacun sait, le cinéma est constitué d’images et de sons. Prétendre que le cinéma peut mobiliser d’autres sens que la vue et l’ouïe tient dès lors du paradoxe… Un paradoxe pourtant réduit à néant dès 1920 par l’«effet Koulechov» découvert par le cinéaste soviétique du même nom! Reprenant dans un film «ancien» un gros plan du visage de l’acteur Mosjoukine (qu’il choisit volontairement inexpressif), Lev Koulechov (1899-1970) le juxtapose avec des bouts de films représentant successivement une assiette de soupe, un cercueil et un enfant. Il projeta ensuite ces séquences devant des spectateurs non prévenus et peu au fait de la technique du cinéma qui s’extasièrent devant l’art avec lequel le «grand» Mosjoukine réussissait à successivement exprimer la faim, la tristesse ou la tendresse. Mieux même, certains «cobayes» jurèrent leurs grands dieux que l’acteur vedette du cinéma de l’époque tsariste était littéralement alléché par le fumet de la soupe et qu’ils avaient eu aussi quasiment humé cette bonne odeur! Pierre angulaire légendaire de l’art du montage, l’effet Koulechov, par le truchement d’associations mentales «subrepticement» déclenchées selon telle ou telle ordonnance des plans, prouvait que le cinéma pouvait très bien «évoquer», sur un mode certes hallucinatoire, tel ou tel parfum, saveur ou effleurement!

En «odoroma»

Mais cette découverte n’a pas empêché certains esprits naïfs de tenter quelques expériences odorantes nettement moins convaincantes. C’est ainsi que les pauvres spectateurs de l’adaptation en serial du célèbre polar de Gaston Leroux, «Le Parfum de la Dame en noir», furent presque asphyxiées par d’étranges fragrances vaporisées — à ce qu’on raconte — à chaque apparition/disparition à l’écran de la fameuse Dame en noir! Plus près de nous, le cinéaste underground américain John Waters a manigancé, certes dans un esprit de provocation, des projections mémorables de son film «Polyester» en «odoroma». À l’entrée, le brave spectateur recevait en cadeau une petite plaquette pourvue de cases numérotées. Durant la projection, un sous-titre incitait à intervalles réguliers le spectateur à gratter la case dont le numéro apparaissait au bas de l’image… En «accord» avec le contenu de la séquence, une odeur de roses, de slip sale, d’essence brûlée ou de pourriture avancée se répandait alors délicieusement dans toute la salle…

Vincent Adatte