«Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur Woody Allen…»

Caméra-stylo, programme n°50 |


A l’instar de Molière, Woody Allen a évolué du registre de l’amuseur public à celui d’un moraliste quasi tragique, tout en renouvelant considérablement le genre dans lequel il s’exprime depuis près de trente ans. Brièvement résumée, cette évolution extraordinaire a connu trois «expressions» — qui se fondent les unes dans les autres dans les derniers films, comme le prouve le récent «Crimes et délits» (1989).

Woody cinéaste

Au commencement était le verbe… mais quel verbe! Né le 1er décembre 1935 à New York, Woody Allen est entré dans le monde du spectacle en écrivant des gags pour des émissions de télévision; dès 1961, il fait ses débuts de «monologuiste» comique dans des cabarets de Greenwich Village. En 1965, Allen aborde le cinéma en écrivant le scénario de «Quoi de neuf, Pussycat?» réalisé par Clive Donner, où il fait une courte apparition. Trois ans plus tard, Allen passe à la réalisation avec «Prends l’oseille et tire-toi» dont il joue le rôle principal. S’ouvre alors la première période «allenienne»: avec une verve indéniable, le cinéaste débutant réalise jusqu’en 1975 cinq films d’une drôlerie irrésistible où il met surtout en valeur ses fameux «one-liner» (plaisanterie tenant en une ligne de texte). Allen combine cependant un humour purement verbal avec des trouvailles visuelles comiques qui alertent les critiques avertis — relèvent de cette première période l’inénarrable «Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le sexe sans jamais oser le demander» (1972) et «Guerre et amour» (1975).

Woody moraliste

En 1977, Allen casse volontairement cette image d’amuseur «nonsensique» avec «Annie Hall». Couverte d’oscars, cette comédie de caractère l’encourage dans cette nouvelle voie. Ainsi commence la deuxième période «allenienne» où, selon la belle définition du critique Robert Benayoun, Allen devient «le premier grand comique international qui ait dépassé le personnage du naïf, de l’innocent ou de l’irresponsable, pour se présenter à nous sous un aspect totalement «adulte». Matérialisant la tendance moraliste (mais jamais moralisante) qui couve dans l’âme de tous les grands comiques cinématographiques, Allen se met à nu dans «Manhattan» (1979) et plus encore dans le trop méconnu «Stardust Memories» (1980) où il interprète un personnage sans doute très proche du vrai Woody Allen (un amuseur public las d’amuser). Le recours au noir et blanc, à une mise en scène très étudiée, témoignent de la volonté d’Allen de devenir un cinéaste à part entière, un «auteur à prendre au sérieux»! Pour montrer sa détermination, celui-ci va jusqu’à réaliser en 1978 un film absolument dramatique, «Intérieurs».

Woody créateur

De plus en plus maître de son art, Allen explore à partir de 1985 une troisième veine avec «La Rose pourpre du Caire». Dès lors, l’ex-trublion de «Bananas» délaisse l’expression autobiographique de son ancienne condition d’amuseur public pour s’adonner à une méditation profonde sur les arts du spectacle (radio, cinéma, théâtre) — le déjà cité «La Rose pourpre du Caire», «Radio Days» (1987), «Ombres et Brouillard» (1991), «Coups de feu sur Broadway» (1994). Sur cette pente naturelle à tous les vrais auteurs, Allen construit des fictions jouissives, dévastatrices, qui démontent les belles certitudes du spectateur — avec l’assentiment de ce dernier. Resté comique (mais qui ne fait plus rire à n’importe quel prix), devenu moraliste (pour sanctionner notre échec moral permanent), sacré à la longue grand cinéaste (il apparaît désormais et à chaque film comme un véritable créateur de formes)… Ce cher Woody Allen nous serait-il devenu indispensable?

La méthode Allen

Un mot encore sur la méthode qui a généré une telle évolution: discret sur ses projets, fidèle à ses collaborateurs, respectueux de ses budgets, Allen travaille résolument à l’écart du système hollywoodien. Cette pratique profondément éthique (à l’image de ses films) lui permet d’être le cinéaste américain le plus productif du moment (près de vingt-cinq longs métrages tournés de 1969 à 1995). Au rythme d’un film par an (ou presque), Allen conduit sa carrière avec une autorité tranquille qui l’autorise à prendre certains risques artistiques (comme celui de la comédie musicale qu’il achève actuellement) et ce, tout en allant jouer de la clarinette tous les lundis dans son bar new-yorkais favori!

Vincent Adatte