Œdipe roi

de Pier Paolo Pasolini |
avec Pier Paolo Pasolini, Franco Citti, Alida Valli, Silvana Mangano, etc.

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      Pasolini avait à peine trois ans lorsqu’est né son frère, Guido. Ce jour-là, alors que sa mère était sur le point d’accoucher, Pier Paolo s’est mis à souffrir de brûlures aux yeux. Son père l’a alors brutalement immo­bilisé sur la table de la cuisine pour lui mettre des gouttes dans les yeux. «C’est à cet instant, écrit le cinéaste, que j’ai com­mencé à ne plus aimer mon père.»
      Cette anecdote, hautement symbolique, semble annoncer l’aveuglement d’Œdipe que Pasolini retracera au cinéma, 42 ans plus tard, dans son premier film en couleur. C’est dire si le récit mythique contient une parenté évidente avec le destin de Pasolini: son Œdipe Roi tient, à l’évidence, d’une autobiographie.
      Œdipe naît dans une propriété de la cam­pagne lombarde, dans les années 20. Son père est officier d’infanterie, comme le père de Pasolini. Lorsque l’enfant tète le sein de sa mère (Silvana Mangano), la caméra s’en­vole dans une image subjective d’un champ bordé de peupliers, premiers émois, pre­miers élans amoureux du fils pour sa mère. Après avoir vu «la scène primitive» où son père fait l’amour avec sa mère, l’enfant se met à haïr son géniteur et appelle «maman!»… le père saisit alors le petit Œdipe par les pieds, brutalement. Et tout aussi brutalement l’image, dans un éclair de lumière, nous transporte dans un temps an­cien, indéfinissable et mythique, un décor de désert (du Sud marocain) habité par les fi­gures du récit originel.
      Celui-ci se déroule alors selon la tragédie écrite, il y a 2400 ans, par Sophocle: Œdipe tue Laïus et épouse sa femme, Jocaste, accomplissant en toute in­nocence le dessein des dieux, assassinant son père et couchant avec sa mère. Lorsque Œdipe prend enfin conscience du parricide et de l’inceste qu’il a commis, il se crève les yeux. Aveugle, le personnage se retrouve alors (vêtu de son costume ancien) dans les temps modernes, en trois lieux re­présentant justement l’univers et l’existence de Pasolini: la Piazza Maggiore de Bologne évoque sa jeunesse, ses illusions, son pseu­do-christianisme; la banlieue industrielle, ensuite, figure son engagement politique et social; la campagne de sa naissance, enfin, clôt son voyage.
      Malgré lui, Œdipe retourne donc à l’endroit où il espère retrouver l’émotion de la «première fois». L’image panoramique sur le champ bordé de peupliers rejaillit dans la mé­moire de l’homme aveuglé; mais dans cette image a disparu tout le bonheur fusionnel qui l’avait lié autrefois à sa mère, l’espace d’un instant.
      Œdipe Roi nous redonne donc le mythe à la lettre, dans une mise en scène brute qui, mê­lant de multiples apports culturels dans les costumes, les langues et les musiques, nous le rend plus encore universel. Mais plus qu’un film mythique, Pasolini en fait un film psychanalytique: il y rend compte de la dimension singulière de chaque destin indi­viduel; une singularité qui nie dès lors son déterminisme quasi universel.
      Dans ce même ordre d’idée, le Sphinx de Pasolini n’interroge pas Œdipe sur la nature de l’être qui le matin marche à quatre pattes, la journée sur deux pattes et le soir sur trois; mais il lui demande quelle énigme se cache dans sa vie. Plutôt que de répondre «l’homme», le personnage de Pasolini, pour être sauvé, aurait dû répondre «Œdipe», ou… «moi». Mais, aveuglé par son dis­cours, Œdipe n’a pas voulu reconnaître son individualité, comme tant d’autres parmi nous.
      EDIPO RE, Italie, 1967, couleur, 1h50; programme n°3