Médée

de Pier Paolo Pasolini |
avec Maria Callas, Massimo Girotti, Guiseppe Gentile, etc.

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      Adaptant la tragédie d’Euripide (écrite en 413 av. J.-C.), Pasolini parachève sa réflexion sur les mythes. En toute beauté, «Medea» at­teint sans nul doute à la fin que s’est fixé le cinéaste; à savoir nous révéler au Mythe qui pourtant n’a jamais cessé de nous constituer. Mais quel est-il ce mythe? Dans le cas parti­culier, il s’agit moins de la personne de Médée ou de son acte que de l’événement, majeur selon Pasolini, qui a contraint une mère à tuer ses enfants; concrétisant ainsi le désir, terrible, d’éteindre sa race… Cet événe­ment, c’est une rencontre, le choc entre deux civilisations, deux modes d’existence antino­miques, et dont l’issue débouche sur la Tragédie.
      Cet événement advient plusieurs fois au cours de l’Histoire – dernier exemple en date, la catastrophe qui résulte de notre «exploita­tion» du tiers-monde, en Afrique et ailleurs. C’est pourquoi, toujours selon Pasolini, il importe de le comprendre, en le ramenant à son origine, de le conjurer en réitérant sa «première fois mythique»… «Medea» consti­tue cette première.
      Logiquement, le cinéaste campe d’abord celui par qui arrivera le désastre, Jason: en­fant, il regarde, fasciné, un être fabuleux, mi-homme, mi-cheval, le centaure Chiron, qui lui enseigne la cosmogonie. Puis, sans transition, l’on passe à Jason adulte: Chiron est toujours là, à parler, mais celui-ci possè­de maintenant figure humaine!
      C’est que Jason l’observe désormais avec les yeux de la culture dont il a été nourri, celle d’Euclide, d’Aristote, etc… Armée de la ra­tionalité, Jason prétend alors à une connais­sance objective – donc à son image – du monde qu’il pose comme extérieur à lui: il peut dès lors dominer et exploiter celui-ci sans vergogne; ce qu’il va faire en partant à l’aventure chez les «barbares», jusqu’à déro­ber le symbole religieux qui fonde toute une civilisation (la Toison d’or), et enlever une femme comme un vulgaire bien matériel (Médée).
      Mais, avant que Jason n’arrive, Pasolini se hâte de saisir Médée dans son état initial. Prêtresse célébrant un rituel – un sacrifice humain – qui doit favoriser le renouveau de la végétation, Médée incarne un mode d’existence totalement assujetti au cycle na­turel; prise dans la gangue immuable du cé­rémonial, la violence se contient tout entiè­re dans un acte symbolique qui renouvelle la légitimité d’une société vivant en symbiose avec la Nature.
      Déboulant dans cet espace sacré, Jason brise net cet équilibre qui semblait pourtant voué à l’éternité. Troublée par son irrévérence in­vincible, Médée se laisse séduire et s’enfuit avec cet «homme nouveau»; tel un trophée, Jason la ramène à Corinthe, sa ville natale. Vivant désormais dans un système qui a fait de la récession du sentiment religieux un progrès, Médée éprouve le drame du déraci­nement, de l’acculturation.
      De prêtresse, elle devient alors sorcière; mise à l’écart par Jason qui folâtre avec la fille du roi de Corinthe, elle trahit sa règle archaïque en usant de ses anciens pouvoirs à des fins privés. Répudiée, elle perpétue alors dans cette société «avancée», qui réprime toute violence sacrificielle, un crime contraire à l’ordre de la Nature… Médée tue ses enfants et exprime de la façon la plus terrible le sentiment de sa disparition.
      Pour concrétiser cette «naissance mythique de la criminalité», Pasolini a joué des ana­chronismes avec une virtuosité confondante; en opposant l’architecture géométrique de la Piazza dei Miracoli à Pise (la Corinthe de Jason) aux cavernes de la Cappadoce (la Colchide de Médée), le cinéaste matérialise l’antagonisme spirituel à l’origine du drame. Dans le même ordre d’idée, Pasolini em­prunte Maria Callas – dont ce fut la seule apparition à l’écran – à l’opéra; ce faisant, il insuffle à son récit l’aura de l’ultime avatar des anciennes tragédies grecques, et atteint à la permanence la plus miraculeuse.
      France / Italie / Allemagne de l’Ouest, 1969, couleur, 1h50; programme n°3