«Luchino Visconti, l’aristocrate du peuple»

    Caméra-stylo, programme n°31 |

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      Luchino Visconti est né à Milan en 1906 au sein d’une prestigieuse famille aristocratique lombarde. Son père, duc de Modrone, est un homme mondain, d’une prestigieuse famille aristocratique lombarde, féru de peinture, de théâtre et d’art lyrique. Toutefois Visconti, pour se démarquer de ses origines aristocratiques, rappellera souvent son ascendance bourgeoise, et même populaire, à travers sa mère — issue d’une famille d’industriels qui se sont, dit-il, «élevés à la force du poignet».

      Les idéaux marxistes

      C’est donc dans une atmosphère raffinée que Luchino grandit avec ses six frères et sœurs. Il manifeste très tôt son goût pour le théâtre; sa maîtrise du violoncelle lui fait même envisager une carrière musicale. Mais dans l’immédiat après-guerre, la montée du fascisme, les dissensions politiques et affectives au sein de sa famille — ses parents se séparent — lui font abandonner tout projet de carrière artistique. En 1924, il entre à l’Ecole de cavalerie de Pinerolo, au Piémont. Passionné par les chevaux, il se lance dans l’élevage de pur-sang et participe à de nombreuses courses. Parallèlement, il effectue de nombreux voyages en Europe, à Paris notamment, où il découvre les films du mouvement surréaliste et le cinéma soviétique.
      En 1936, il fait la connaissance du cinéaste Jean Renoir; signant les costumes d’«Une partie de campagne», Visconti devient l’assistant de Renoir sur «Les Bas-fonds» (1937). Il vit ainsi de l’intérieur l’émergence du Front populaire. C’est à cette époque qu’il affirme également ses préférences homosexuelles.
      De retour en Italie, après des voyages en Grèce et aux Etats-Unis, il s’installe à Rome. Aristocrate séduit par les idées marxistes, il entre en contact avec les critiques et cinéastes de la revue progressiste Cinema, et se rapproche des communistes. A Rome, il prépare pour Jean Renoir la réalisation de La Tosca; mais la guerre interrompt le tournage du film.
      Suite à ces expériences, Visconti décide de devenir cinéaste. «Ce qui m’a surtout conduit au cinéma, dira-t-il à la fin de sa vie, c’est le devoir de raconter des histoires d’hommes vivants.» Pour Freddy Buache, l’œuvre de Luchino Visconti est ainsi «sous-tendue par une méditation, sans cesse reprise, relative à l’homme. Non point l’homme abstrait des idéalistes, mais le citoyen saisi par un moment de l’Histoire, constitué par elle et sommé de se dépasser en elle pour la faire sienne.»

      Du cinéma à la scène

      En 1942, à 37 ans, Visconti finance lui-même et réalise son premier long métrage, «Ossessione». Tourné en dehors des studios dans une volonté de reconstituer au plus près la «réalité» sociale italienne, ce film deviendra le précurseur et le manifeste de la plus prestigieuse école du cinéma italien de l’après-guerre, le néo-réalisme. Après quelques projections, «Ossessione» est interdit par les fascistes. Soupçonné de liens étroits avec la résistance communiste, Visconti est emprisonné; certains de ses amis sont exécutés. Libéré par les Alliés, en 1944, Visconti se lance dans la mise en scène de théâtre, où il obtient rapidement un immense succès. Il alterne l’adaptation audacieuse d’œuvres contemporaines (Jean Cocteau, Erskine Caldwell, Tennessee Williams, Arthur Miller) avec la reprise de grands classiques (Shakespeare, Dostoïevski, Tchékhov, Goldoni) mis en scène de manière révolutionnaire. Sa passion pour la scène le porte ensuite (à partir de 1954) à mettre en scène des opéras, en particulier pour La Scala de Milan. Il est l’auteur d’une des versions les plus célèbres de La Traviata, avec Maria Callas. Tout au long de sa carrière, jusqu’à sa mort en 1976, Luchino Visconti ne cessera jamais d’alterner son travail de cinéaste — il réalisera en tout 14 longs métrages — avec le théâtre et l’opéra.

      Reflets de lui-même

      Au cinéma, écrit-il, «je préfère raconter les défaites, décrire les âmes solitaires, les destins écrasés par la réalité. Je raconte des personnages dont je connais bien l’histoire. Peut-être chacun de mes films en cache-t-il un autre: mon vrai film, jamais réalisé, sur les Visconti d’hier et d’aujourd’hui.» Ce film «caché» nourrit en fait toute l’œuvre de Visconti. Le prince Salina du «Guépard» (1963), le musicien de «Mort à Venise» (1971), «Ludwig» (1973) ou le professeur de «Violence et passion» (1974) sont autant de reflets de Visconti lui-même. Aristocrate jusqu’au bout des ongles, esthète cultivé et distant, Visconti est tout autant attiré par le peuple, la démocratie et une certaine idée de la passion. On note ainsi dans ses films une ambivalence entre le traitement «aristocratique», luxueux et raffiné, et les sujets issus d’une réalité douloureuse (pauvreté, chômage, violence). Par exemple, on peut remarquer que les pêcheurs de «La Terre tremble» (1947), tourné en Sicile avec des acteurs non professionnels, manifestent une lenteur et un hiératisme qui témoignent d’une aristocratie naturelle par rapport aux «nouveaux riches» du film. Dans «Rocco et ses frères» (1960), le personnage est un «aristocrate par nature», dans sa famille de paysans pauvres.

      Derrière les apparences

      Visconti a donc toujours cherché — dans sa vie comme dans son œuvre — à surmonter la «malédiction» de ses origines aristocratiques (tout comme il a masqué longtemps son homosexualité) en s’inventant une nouvelle existence à travers ses personnages. Aucun des héros viscontiens n’est ainsi réductible à sa seule apparence; il cache un mystère plus profond que la mise en scène de Visconti tend justement à dévoiler. L’ordre social qui paraît installé au départ est trompeur; il masque en fait de profonds désordres que le film révèle peu à peu. Rien d’étonnant dès lors si les personnages de Visconti finissent (presque) tous par mourir: comme si l’éclatement au grand jour de leur propre identité, de leur vérité, ne pouvait se réaliser autrement que dans la mort. C’est, comme l’écrit Gilles Deleuze, la bouleversante révélation du musicien, dans «Mort à Venise», quand il reçoit du jeune garçon la vision de ce dont son œuvre a manqué: la beauté sensuelle.