Le secret de Rainer Werner Fassbinder

    Caméra-stylo, programme n°13 |

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      Le 10 juin 1982, à l’âge de 37 ans, meurt Rainer Werner Fassbinder. Cause profonde du décès: 30 longs métrages de cinéma, 2 feuilletons pour la télévision, 8 téléfilms, 13 mises en scène de théâtre; le tout conçu en 13 ans de carrière! Mais quel est donc le secret présidant à cette vitalité créatrice, exceptionnelle, sans précédent? Avec films à l’appui, Passion Cinéma rouvre l’enquête…

        Dans le livre, indispensable, qu’il a consacré au cinéaste allemand (paru aux Editions des Cahiers du Cinéma, Collection «Auteurs»), Yann Lardeau produit une hypothèse d’une grande pertinence. Mettant en parallèle les œuvres de Balzac et Fassbinder, l’essayiste étaye sa théorie de manière très convaincante.
        Primo, le romancier et le cinéaste ont évolué dans un contexte historique qui n’est pas sans offrir quelque similitude; Balzac décrit la société française de 1830 comme s’évertuant à oublier le traumatisme causé par la Révolution Française et la chute de l’Empire, dans l’acquisition boulimique des biens matériels. Fassbinder, lui, filme une Allemagne de l’Ouest qui, en s’immergeant dans le miracle économique, refoule toute sa culture, entachée qu’elle est de la monstruosité nazie. Secundo, à l’instar du romancier français, le cinéaste allemand s’est efforcé de dresser un tableau exhaustif de la société allemande, sous tous ses aspects, qu’ils soient moraux, économiques, sexuels, institutionnels ou marginaux; tirant le portrait de ses acteurs multiples: artistes, patrons, ouvriers, bourgeois, paysans, etc…

        Le Balzac du Septième Art

        Tertio, Fassbinder établit un équivalent subtil de l’aspect feuilleton de l’œuvre balzacienne qui fait que l’on retrouve, de roman en roman, les mêmes personnages: c’est ainsi qu’il tourne toujours avec les mêmes comédiens (lui-même, Ulli Lommel, Kurt Raab, Hanna Schygulla, Ingrid Caven, etc… ); de plus, de film en film, l’on retrouve des noms identiques, mais qui désignent des personnages différents (Franz Walsch, Hermann, Franz Biberkopf, etc… ). Enfin, dernière pièce à verser à la brillante démonstration de Lardeau, Fassbinder, à l’instar de Balzac, a reconstitué les étapes-clefs du passé historique à l’origine de la société dont il fait partie… à savoir, l’Allemagne «malade» d’aujourd’hui!
        De fait, cette «psychanalyse» cinématographique remonte jusqu’au corset prussien («Effi Briest»), puis détaille les conditions d’émergence du nazisme et son action («Lili Marleen»), mesure ensuite le prix psychique payé par les survivants contraints à remplacer sous la férule d’Adenauer l’être par l’avoir… l’être ayant été jugé définitivement monstrueux («Le Marchand des quatre-saisons» — «Le Mariage de Maria Braun» — «Lola, une femme allemande» — «Le Secret de Veronika Voss»). Enfin, Fassbinder fait le tableau de sa génération, qui a été produite par ce passé historique («Le droit du plus fort» — «Tous les autres s’appellent Ali»).

        La Comédie humaine

        Au cours de cette «comédie humaine», version Fassbinder, trois types de personnages structurent la plupart des récits: le plus agissant s’avère le «promoteur-proxénète»; il surgit à la fin de la guerre, s’enrichit grâce au marché noir et aux bordels qu’il ouvre à l’usage de l’occupant; à la tête d’une fortune considérable, il se paye dès lors une conduite en investissant dans le miracle économique dicté par les américains (Schuckert dans «Lola, une femme allemande»).
        Grouille ensuite toute la cohorte des laissés-pour-compte dont, pour certains, le promoteur-proxénète a directement contribué à l’émergence: en font partie d’abord les juifs (le couple drogué du «Secret de Veronika Voss»), puis les vaincus qui ne sont pas parvenus à refouler la monstruosité nazie (Hermann dans «Le Mariage de Maria Braun»); enfin, ceux-ci sont relayés par les travailleurs étrangers (Ali exploité dans «Tous les autres s’appellent Ali»).

        Un miracle aux mains sales

        De l’aveu même de son auteur, la figure de la «prostituée-star» occupe dans sa typologie une position cardinale: investie par l’occupant, la prostituée-star découvre que, de son humiliation, elle peut tirer certains avantages; par la nature même du lien ambivalent qu’elle entretient avec ses clients, la prostituée-star hâte son ascension sociale (Maria dans «Le Mariage de Maria Braun» — Lola, dans «Lola, une femme allemande»). Selon Fassbinder, le promoteur-proxénète, les laissés-pour-compte et la prostituée-star, en s’«emboîtant», ont constitué les trois rouages essentiels du miracle économique ouest-allemand, avec ce que cela suppose de refoulement pour croire à sa légitimité!

        Le secret de R.W. Fassbinder

        Ceci dit, l’on pressent alors la nature du secret de la vitalité créatrice de l’auteur de «Querelle»: cela tient en trois mots… travail du deuil! Avec une lucidité confondante, Fassbinder s’est ingénié à rameuter les fantômes d’une histoire précautionneusement oubliée; s’efforçant de conjurer cette loi psycho-sociale qui énonce que ce «qui s’oublie se répète», il a prêté au cinéma le fol espoir de l’exorcisme. Pour travailler plus et plus vite, Fassbinder a sollicité l’aide de la cocaïne; s’autodétruisant à mesure qu’il menait une œuvre de salubrité publique, le Balzac du Septième Art a révélé, à son corps défendant, combien il était dicté par le sentiment de l’urgence.
        A l’heure ou l’Allemagne a retrouvé son sol et réveillé les démons qui y étaient enfouis, Fassbinder manque terriblement, car nul n’a repris son flambeau.

        Vincent Adatte