«La musique fait son cinéma»

Caméra-stylo, programme n°49 |

Dans l’idéal, musique et cinéma visent à l’osmose la plus accomplie. En apparence, la chose semble aisée. En effet, musique et cinéma, contrairement à la peinture ou à la sculpture, sont des arts de la durée; l’une et l’autre construisent des œuvres d’une durée déterminée; le temps et le rythme leur sont donc communs. Bien loin de faciliter leur collaboration, cette similitude est plutôt source d’antagonismes et entraîne de vastes malentendus qui, il est vrai, s’exercent le plus souvent au détriment de la musique.

En provoquant un brin, nous pouvons affirmer que le cinéma n’a plus vraiment eu besoin de la musique dès lors qu’il est devenu sonore et parlant (en octobre 1927). De fait, derrière cette boutade se dissimule une étrange évidence: la musique constitue le seul et unique élément du cinéma muet dont usent encore les cinéastes actuels; à n’en pas douter cette provenance est à l’origine de la liaison difficile, captivante, que le cinéma sonore (aujourd’hui plus que jamais) entretient avec la musique. Jadis appelée à la rescousse pour pallier la nudité originaire du cinématographe (qui choqua tant les premiers spectateurs), la musique (jouée en direct au piano ou par tout un orchestre) a alors investi tout l’espace sonore et devenu le seul et donc plus précieux moyen d’interprétation des images muettes (surtout sur le plan émotionnel). Cet impérialisme du commentaire musical a culminé lorsque que les compositeurs dits sérieux se sont pris de passion pour ce genre d’expérimentation — Camille Saint-Saëns fut le premier (en 1908), bientôt imité par Honegger, Satie, Milhaud, etc..

Mickeymousing

A l’avènement du cinéma sonore, la musique perd sa prééminence; entrant en concurrence avec les bruits et les paroles, elle doit se frayer un chemin difficile pour se faire entendre. Pour preuve, Hollywood la réduit en quelques années à une béquille confortable qui a pour fonction de donner au film un supplément de sens (est-ce triste, drôle ou romantique?), lorsque celui-ci vient à manquer, ou alors d’apporter un soutien à une progression dramatique par trop défaillante. Résultat, la musique perd son expression propre (qu’elle pouvait développer du temps du Muet qui fut celui de sa suprématie). Elle devient secondaire, tautologique et est cantonnée, suprême indignité, à renforcer le rythme déjà existant des images; les Américains ont nommé cet abus du pléonasme le «mickey-mousing» — en référence à la musique très illustrative de leurs «cartoons».

Cette «déchéance» explique pourquoi l’immense Robert Bresson en est venu à écrire dans ses Notes sur le cinématographe que l’emploi de la musique est dans le cadre du cinéma sonore presque toujours un aveu de faiblesse; partant, il conseille même son abandon — à l’exception de la musique jouée par des instruments visibles dans l’image. Par bonheur, le grand chambardement causé dans les années soixante par la déferlante de «nouvelle vagues» un peu partout dans le monde a complètement reconsidéré le rôle et la fonction de la musique au cinéma.

Réhabilitation

Un compositeur comme Michel Fano a contribué à cette réhabilitation; considérant que la musique est un «bruit» parmi d’autres, le compositeur, selon Fano, doit créer des sons et assurer le contrôle de toute la bande sonore du film. D’autres échafaudent le concept de «flux musical continu» qui forme, en interaction avec les sons du film, une trame échappant au démon du pléonasme, valant pour elle-même ou même structurante. Dans le récent Casino, Scorsese exploite cette démarche qui renverse la hiérarchie traditionnelle entre l’image et le son — la musique réglant quasiment l’apparition des images.

On l’aura constaté, la relation entre musique et cinéma ne manque vraiment pas d’intérêt; en fait, elle agit surtout comme un révélateur de l’identité incertaine du cinéma — art du spectacle ou pur enregistrement du réel? Passion Cinéma fait le point sur la question en présentant huit films qui, tous ou presque, ont pour point commun d’avoir la musique pour sujet, de traiter donc directement de et avec elle. Ce faisant, leurs auteurs ont donc été contraints de se confronter sans détour au type de problématique évoquée ci-des¬sus… Avec, à la clef, des solutions diverses et combien passionnantes!

Vincent Adatte