«Gitans, Tsiganes, Manouches…»

Caméra-stylo, programme n°88 |


    Qu’on les appelle Roms (en Europe centrale), Manouches (en Italie) ou Gitans (en Espagne), les Tsiganes semblent toujours aussi mal considérés. Pour ne rien arranger, les films qui plaident leur cause se comptent sur les doigts de la main, exception faite de ceux de Tony Gatlif et de quelques autres. En guise de préparation «audiovisuelle» à une journée (très importante) organisée par Médecins du Monde, où l’on fera le point sur «la situation sanitaire et sociale des Tsiganes en Suisse et en Europe», Passion Cinéma met en exergue le statut problématique de la représentation cinématographique des Tsiganes — rejet, exotisme, complicité feinte, réelle sincérité, etc..

    Les «Égyptiens»

    Surgis de la nuit des temps, venus en Europe depuis l’Inde (où l’on appréciait déjà leur génie musical), les Tsiganes sont, à ce qu’il paraît, passés par le Caucase ou l’Egypte. C’est pourquoi ils ont été appelés en France, «Egyptiens», en Espagne, «Egitanos» (puis «Gitanos») et en Angleterre, Egypsies (puis Gypsies). Nomades irréductibles (pour la plupart), ils ont fait mine de ne jamais trouver la terre promise, ce qui les a rendus suspects pour l’éternité, à nous autres qui avons été élevés dans le mythe de l’appartenance au sol, au territoire et ce, au prix d’un refoulement parfois mortifère de notre condition éphémère que nous rappelle justement l’errance du «romanichel» — pêle-mêle: la déportation, la Conquête de l’Ouest, le génocide des Touaregs, sans oublier la récente votation sur les 18% d’«étrangers» qui prouve combien encore nous peinons à intégrer ce «retour du refoulé».

    Vu à travers le prisme à la fois déformant et véridique de film, «notre frère, le tsigane» condense dans son incarnation cinématographique la relation ambiguë que nous nouons et dénouons sans cesse avec cette figure de l’Autre hautement «symbolique». Dans les temps anciens où, à Hollywood, le cinéma s’efforçait de se penser comme une formidable machine à intégrer les minorités (en les nimbant toutes d’un égal désir de réussite sociale), les Tsiganes ont pris des allures d’inlassables voleurs de poules, d’enfants ou de femmes toujours fatales. Tant que le Septième Art (surtout américain) a cru en sa fonction de régulateur social, le gitan, irrécupérable de naissance, n’a pas eu droit d’écran, ou alors sous des traits négatifs suscitant bien évidemment le rejet.

    Tsiganes heureux?

    La seconde guerre mondiale et sa litanie d’horreurs a jeté le discrédit sur tous les faux discours d’intégration — qui réservent parfois une «solution finale» à ceux et celles qui refusent de se soumettre. C’est ainsi que la figure de l’Autre a fait son apparition sur la scène cinématographique. Dès les années cinquante, le «nouveau» western a commencé à accorder à ses Indiens le statut de victimes. Pour les Tsiganes, ce processus de reconnaissance a pris plus un «peu plus» de temps… Ce n’est que dans les années soixante que le Yougoslave Aleksandar Petrovic a «même rencontré des Tsiganes heureux» (1967). Las, il ne s’agit souvent que d’un simple retournement de perspective (suscité par la culpabilité, voire un véritable malaise de civilisation) qui, dès lors, idéalise un mode de vie dont l’évocation folklorique n’est pas plus authentique pour autant.
    Dans cet esprit, Tony Gatlif est sans doute l’un des rares cinéastes à donner un reflet véridique de la survie paradoxale de la communauté tsigane — au point que certains de ses représentants semblent nourrir quelques griefs à son égard! D’ascendance à la fois algérienne et gitane, Gatlif, deux fois «étranger», sait garder ses distances, tout étant… impliqué!

    Vincent Adatte