«Filmer l’Autre»

    Caméra-stylo, programme n°40 |

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      Parce qu’il constitue un instrument pris en mains par des personnes plus ou moins honorables, le cinéma a, selon les cas, versé dans un racisme épouvantable ou contribué de manière décisive à la reconnaissance de l’Autre — tant l’abject Juif Süss (1940, Veit Harlan) que le capital Moi, un Noir (1959, Jean Rouch) appartiennent à l’histoire objective du cinéma, qu’on se le dise!

      Inventé par de futurs admirateurs du Maréchal Pétain, le cinéma purement descriptif des primitifs, découvrant les règles de sa narration et les atouts mensongers de son pouvoir, perd son innocence inaugurale et va pendant des années servir l’idéologie occidentale dominante: dès Georges Mélies et son Musulman Rigolo (1897), tous les films montrant des «indigènes» s’ingénient à conforter le sentiment de supériorité du spectateur «européen».

      Il est pourtant erroné de croire que cet état de fait a régné sans partage: la sortie du très raciste Naissance d’une nation (1915, David W. Griffith) qui, pour mémoire, a institué la plupart des règles narratives propres au cinéma, entraîne la création de plus de cent cinquante compagnies destinées à réaliser des films «authentiquement noirs». Entièrement jouées par des Noirs (dont la censure blanche exige qu’ils aient le teint clair), ces œuvres souvent burlesques prennent le nom générique de All Black. Las, ces films (qui, bien sûr, n’ont pas été conservés) sont vus exclusivement par les «autochtones» d’Harlem et autres ghettos — le pouvoir en place veillant à ce que leur diffusion n’outrepasse pas les frontières ségrégationnistes de l’époque.

      Ce développement en vase clos (perpétuant le racisme) a duré jusqu’en 1958, date de la réalisation de The Defiants Ones (La chaîne, Stanley Kramer), monument de bons sentiments qui voit deux détenus — un noir et un blanc — contraint de faire cause commune. Mieux encore, favorisées par un développement technique qui fait radicalement baisser les coûts de production (caméra 16mm légère, son direct), les minorités «majoritaires» du monde entier commencent dès les années 60 à pouvoir décider seules de leurs propres représentations cinématographiques… Au jour d’aujourd’hui et au vu des films «contemporains» programmés par Passion Cinéma, il n’est peut-être pas trop illusoire de penser que le cinéma a recouvré un peu de dignité…

      Vincent Adatte