de Pier Paolo Pasolini |
avec Maria Callas, Massimo Girotti, Guiseppe Gentile, etc.
«Uccellacci e uccellini» n’a – officiellement – jamais été présenté dans les cinémas de Suisse avant aujourd’hui, comme si un malin destin avait voulu que ce film – hautement prophétique – ne nous parvienne qu’une fois la prophétie accomplie… et quelle prophétie! rien moins que l’impossibilité de l’Idéal égalitaire, la préfiguration de la fin du communisme qui s’opère aujourd’hui. «Uccellacci e uccellini» décrit la triste «quête» d’un pauvre homme au nom prédestiné, Innocenti Totô: chargé d’encaisser des loyers pour le compte d’un riche bourgeois, il chemine d’un mauvais payeur à l’autre, tiraillé entre son état de pauvreté et son aspiration au bien-être social. Son fils Ninetto, qui l’accompagne, reste plus innocent que lui face à l’existence, épicurien, désœuvré et insouciant.
Dès le début de leur périple dans les terrains vagues des banlieues, un corbeau suit les deux hommes. Sautillant sur le chemin, il les abreuve de paroles: discours marxiste, justement, qui fait écho au marxisme en crise que Pasolini tenait à décrire ici, en 1966 déjà: «une crise, écrivait le cinéaste, soufferte et vue par un marxiste, de l’intérieur; mais un marxiste qui n’est point du tout disposé à croire que le marxisme est révolu. Le bon corbeau dit “Je ne pleure pas sur la fin de mes idées, car quelqu’un viendra certainement relever mon drapeau et le porter en avant! C’est sur moi-même que je pleure…”».
Uccellacci e uccellini est un film-charnière dans l’oeuvre de Pasolini. Sa profonde ironie et sa poésie humaniste (le comique italien Totô incarne ici un rôle à la mesure de Charlie Chaplin) nous prépare à sa Trilogie de la Vie («Les Mille et Une Nuits», «Le Décaméron» et «Les Contes de Canterbury»). S’il achève le cycle de films «sociaux», tournés dans la borgata romaine, encore emplis d’un espoir de vie meilleure («Accattone», «Mamma Roma»), «Uccellacci e uccellini» annonce les films sur la bourgeoisie comme «Théorème» et «Porcherie», et surtout les films mythiques et autobiographiques comme «Œdipe Roi» ou «Médée»: c’est-à-dire des films qui ne sont plus centrés sur la société mais sur l’Homme, et où les préoccupations marxistes et chrétiennes se croisent dans un propos supérieur (et contradictoire) quant à l’avenir du monde.
Peu avant la fin du film, le corbeau procède en quelque sorte à son autocritique: il raconte aux deux compères l’histoire de deux moines (joués par les mêmes acteurs) chargés par Saint François d’Assise de porter la bonne parole de paix et d’amour aux oiseaux. Après plusieurs mois d’effort pour apprendre leur langage, les frères Cicillo et Ninetto convertissent les faucons; et après quelques mois encore, il convertissent également les moineaux… les faucons christianisés se jettent alors sur leurs frères moineaux et les dévorent.
Qu’il soit chrétien ou marxiste, bourgeois ou populaire, dialectal ou châtié, aucun langage ne semble pouvoir réunir les hommes: les disparités et les contradictions feront à jamais partie intégrante de notre monde. C’est ainsi, sans doute, qu’il faut lire la fin de «Uccellacci e uccellini»: le dénuement dans lequel se trouvent Totô et Ninetto Innocenti aurait dû les rendre particulièrement sensibles au discours du corbeau. Pourtant, lorsque les deux pauvres compères ont eu faim, ils sont resté sourds à ses croassements d’intellectuel: ils se sont jetés sur lui, l’ont cuit et l’ont mangé.
UCCELLACCI E UCCELLINI, Italie, 1966, noir et blanc, 1h39; programme n°3