«Théâtralisation du réel»

Caméra-stylo, programme n°153 |

Le 14 janvier prochain, Zabou Breitman viendra présenter au Théâtre du Passage la pièce qu’elle a adaptée de deux documentaires essentiels de Raymond Depardon. Prenant prétexte de ce projet aussi intrigant que passionnant, Passion Cinéma a mis sur pied en partenariat avec ce même Théâtre du Passage un cycle de films dont le thème porte sur la «théâtralisation du réel». Comme chacun sait, le cinéma a beaucoup emprunté au théâtre, à commencer par l’architecture de ses salles. Il a aussi recyclé plusieurs composantes de l’art dramatique: acteurs, décors, dialogues, scénographie, etc. En regard de cette influence prépondérante, le septième art, depuis toujours, entretient avec le théâtre une relation pour le moins ambivalente, au point que l’adjectif «théâtral» possède une connotation clairement négative lorsqu’il est appliqué au style d’un film ou au jeu d’acteur. Cela n’a pas empêché nombre de cinéastes d’en revenir au théâtre pour renouveler leur inspiration cinématographique. Pensons notamment à Sacha Guitry, Marcel Pagnol, Jean Renoir, Carl Theodor Dreyer, John Cassavetes et autre Manoel de Oliveira! Toujours à ce propos, il est intéressant de constater que ce jeu d’influence est devenu aujourd’hui réciproque, avec l’emploi toujours plus fréquent de projections de films au sein de la représentation théâtrale qui se métamorphose dès lors en «spectacle multimédia».

Le cinéma fait son théâtre

Cela dit, notre thème ne traite pas directement de cette relation incestueuse… Par «théâtralisation du réel», nous entendons saisir ce moment clef de notre développement culturel où nous adoptons des comportements qui nous sont dictés de l’extérieur, mais que nous intériorisons parfaitement, sans nous douter un instant que nous jouons dès lors des rôles «écrits» par d’autres. Ce que nous croyons être notre identité est une somme de valeurs qui ne nous appartiennent pas en propre, mais dont nous sommes très fiers d’être les propriétaires, au point d’engager parfois nos vies pour les défendre. Agencement objectif d’un regard subjectif, le cinéma n’a pas son pareil pour révéler ce processus, surtout lorsqu’il est documentaire. Ainsi, Depardon est inégalable pour saisir ces moments clefs où la société nous impose des conduites, des rôles, que nous n’arrivons pas à tenir… Côté fiction, l’affaire est plus compliquée, car l’industrie du rêve doit, pour subsister, effacer à tout prix les traces de ses interventions sur le réel, visant à la pure illusion. Comme dans le conte du Petit Poucet, un cinéaste intègre se doit donc de laisser dans son film quelques «cailloux blancs» qui permettront au spectateur de déceler l’artefact, un faux raccord, une musique dissonante, un anachronisme volontaire, une référence culturelle trop voyante (par exemple un Andreotti à tête de Nosferatu).

Vive le spectacle généralisé

A l’ère de la société du spectacle, telle que l’avait prédite le penseur et cinéaste Guy Debord, la théâtralisation du réel nous déborde de partout. L’image nous façonne à son image. La dépersonnalisation bat son plein, au point que nous pouvons revêtir un ticheurte à l’effigie du Che sans état d’âme… Il ne faut pas en faire un drame, juste retourner au cinéma pour voir des films qui ont le don de nous remettre à découvert!

Vincent Adatte