«A corps perdus»

Caméra-stylo, programme n°172 |

Comme tous les arts plastiques qui l’ont précédé, le cinéma a contribué à nous rendre toujours plus intense la perception du corps, pour le meilleur (éros dans ses bons jours, pourvoyeur d’icônes masculines et féminines à fantasmer) et le pire (thanatos en scénariste terrifiant de l’horreur et du gore). Les aventures filmiques de nos enveloppes corporelles sont innombrables, tiraillées depuis toujours entre l’exigence réaliste et la tentation de la métamorphose. Avec la récente numérisation de l’image, qui peut le transformer à loisir, le corps a perdu en présence cinématographique, jusqu’à faire pleurer les actrices et les acteurs des larmes de clones! Heureusement, il est encore des films qui n’ont pas renoncé à lui redonner un peu de réel. Pour son premier cycle de l’année 2012, Passion Cinéma a sélectionné six œuvres inédites et diverses, mais qui ont toutes pour point commun de s’obstiner à restituer le corps dans son être-là concret, lourd, entêté, sexué, honteux, malade, vital, désirant, et donc hors de portée des afféteries cathartiques du cinéma de divertissement – du verbe latin «divertere» qui signifie détourner!

La fin de l’innocence

Dans le remarquable «Giochi d’estate – Jeux d’été», le cinéaste Rolando Colla capte la vivacité des corps préadolescents qu’il confronte à ceux des adultes, lourds de ressentiment, véritables machines à explosions de violence. Loin de béatifier l’innocence de l’enfance, il en révèle la cruauté mimétique et la loi déjà impérieuse du désir qui la gouverne. Comme un écho contradictoire et bien plus mortifère, «Monsieur Lazhar» de Philippe Falardeau montre comment le soupçon pédophile influe sur les relations entre enfants et adultes en milieu scolaire, jusqu’à les rendre complètement aseptisées, au prix de la disparition de tout geste innocent et donc de l’innocence même. Tiré d’une histoire vraie, «The Whistleblower» de Larysa Kondracki révèle les stigmates indélébiles de la prostitution forcée. Consentante, la protagoniste de «Sleeping Beauty» n’en est pas moins marquée, même si son corps endormi de «Belle au bois dormant» garde sa beauté intacte, donnant le change aux hommes fortunés qui en usent et abusent.

En état d’apesanteur

De façon impressionnante, mais sans jamais verser dans la surenchère, Jeff Nichols décrit dans «Take Shelter» l’emprise croissante de la folie sur un homme, s’emparant autant d’un corps que d’un esprit, jusqu’à complètement dissoudre cette vieille dualité qui a fondé notre identité. Enfin, les «17 Filles» de Delphine et Muriel Coulin, qui décident de tomber enceintes de concert, nous interpellent au plus profond, faisant de la grossesse un état d’apesanteur paradoxal, leur permettant d’échapper provisoirement à la gravité des existences médiocres auxquelles elles étaient promises. «Pour exister, elles n’ont rien, sinon leur corps», comme le disent très bien les deux réalisatrices… L’intitulé de ce cycle prend alors une double signification par le biais d’une homophonie certes discrète, mais combien pertinente: à corps perdus, accords perdus, au sens où tous ces films font état d’un différend insurmontable entre la réalité et nos aspirations, dont nos corps bien «réels» portent souvent les traces.

Vincent Adatte