«Réussir sa vie?»

Caméra-stylo, programme n°109 |

Voué à reproduire une réalité conforme aux intérêts du «système», le cinéma s’est longtemps refusé à remettre en question la norme de réussite. Réussir sa vie (aussi bien en amour qu’en affaires) a constitué pendant des décennies un ressort dramatique incontournable. Ainsi, dès février 1914, Charlie Chaplin impose son fameux costume de vagabond dont les éléments clefs même s’ils sont en lambeaux ne trompent personne: chapeau melon, canne en jonc, nœud papillon, petite moustache soigneusement taillée, autant de signes qui attestent du rêve petit-bourgeois caressé par Charlot… Qu’on le lui refuse, ne l’empêche pas de persévérer jusqu’à l’absurde. Dans «La foule» (1928), son chef-d’œuvre, un cinéaste aussi engagé que King Vidor se borne à décrire la descente aux enfers d’un simple employé qui se croyait promis à un grand destin. Jamais, il ne lui vient à l’esprit de reconsidérer les «valeurs» qui sont peut-être à l’origine d’une telle méprise.

Une piscine ne fait pas le bonheur

Dans l’immédiate après-guerre, ce «blocage» perdure. Les antihéros anonymes du néoréalisme italien ressentent un décalage qui les empêche de participer au mouvement de reconstruction dont les dés sont de toute façon pipés. Ils s’avèrent dans l’incapacité de lui substituer un autre modèle, d’où leur errance constitutive… Il faut attendre que les sociétés occidentales connaissent une période de prospérité sans précédent pour que l’édifice se craquèle – aux Etats-Unis en premier lieu. La télévision ayant pris le relais de la propagande «soft», les jeunes metteurs en scène américains ont tout loisir de pratiquer un cinéma critique qui houspille le mode de vie dominant. Le héros du méconnu «The Swimmer» (1966) de Frank Perry révèle alors le pot aux roses: «Vous voyez, dans l’Amérique capitaliste, tout le monde a une piscine, et comment sont-ils tous? Malheureux.» Réalisé trois ans plus tard par Elia Kazan, «L’Arrangement» montre un publicitaire arrivé (joué par Kirk Douglas) substituer à la course au rêve de réussite sociale une difficile quête intérieure.

Un court-métrage révélateur

Au jour d’aujourd’hui, la conjonction d’une société de plus en plus axée sur le loisir et d’un chômage hélas considéré comme un principe d’économie a achevé de discréditer le vieux modèle. L’on ne trouve plus guère trace de films qui font ouvertement l’apologie du succès. Seule la télé continue à célébrer, avec quelques nuances, le bonheur de réussir. C’est là sans doute le prix à payer pour conserver la précieuse manne publicitaire! Passion Cinéma retrace cette métamorphose avec des films qui, chacun à leur manière, font état de cette crise fondatrice et désormais «mondialisée»… Voyez comment, sous couvert d’une reconstitution historique, Im Kwon-taek fait l’éloge du doute et de la recherche personnelle dans son sublime «Ivre de femmes et de peinture». Il y a peu, une telle attitude aurait suscité les foudres de la censure en Corée du Sud. De même, il aurait été impensable au temps de l’âge d’or hollywoodien qu’une Major dépense le moindre sou pour raconter la vie de Frida Kahlo. De façon plus modeste, mais toute aussi révélatrice, le court-métrage «réussir sa vie?» réalisé ces jours exprès pour l’occasion – avec la participation active d’antihéros d’ici — ne dit pas autre chose…

Vincent Adatte