«Nouveaux Mondes?»

Caméra-stylo, programme n°91 |

Sous l’intitulé «Navigateurs, explorateurs et aventuriers de la Renaissance au XIXe siècle», la Bibliothèque publique et universitaire de Neuchâtel nous invite à découvrir ses grands livres maritimes somptueusement illustrés. En parallèle, Passion Cinéma prend le large sur le thème du voyage, en débordant le seul cadre maritime — à l’exception du film de pirates, qui fut quasiment un genre en soi, la mer n’a guère inspiré les cinéastes.

Le temps des cinéastes explorateurs

L’histoire très révélatrice du cinéma «voyageur» peut, en gros, se diviser en trois phases. Fort logiquement, cette histoire commence dès les premiers balbutiements du cinématographe. Œuvrant avec une efficacité redoutable à la «mondialisation» de leur invention, les frères Lumière exploitent le réseau déjà existant des agents de vente de leurs produits photographiques pour «rapatrier» à la maison mère des «vues» filmées dans le monde entier. Dès juin 1896, moult opérateurs s’efforcent de restituer pour le public européen les milles et une facettes, parfois encore inexplorées, de la planète Terre. Cette première phase, documentaire, a ses chefs-d’œuvre, certes un peu tardifs; des films comme «Nanouk l’esquimau» (1922) de Robert Flaherty ou «Chang» (1927) tourné au Laos par les futurs auteurs de «King Kong», Merian Cooper et Ernest B. Schoedsack.

Fictions et colonisation

Avec l’avènement du Parlant, s’affirme un second type de cinéma «voyageur» qui, à des fins idéologiques, transforme le l’épopée de l’exploration en un récit de fondation, lequel récit fait l’apologie des «bienfaits» de la civilisation occidentale, et, partant, de sa supériorité «évidente». Westerns, cinéma dit «légionnaire» ou aventures exotiques, tous ces films constituent une formidable entreprise de légitimation de la colonisation, où l’ennemi à pacifier (le plus souvent par la force) revêt tour à tour les traits «inférieurs» et caricaturaux du Noir, de l’Arabe, du Chinois, de l’Indien ou de l’Aborigène.

Le retour de l’Autre

Après le traumatisme de la seconde guerre mondiale, le cinéma «voyageur» est prêt à entrer dans la troisième phase de son histoire: le génocide des Juifs perpétré par les nazis sert de détonateur — «à combustion lente». À partir des années cinquante, une nouvelle génération de metteurs en scène refont les grands voyages de conquête cinématographique, mais avec une toute autre conscience cette fois: il s’agit de réhabiliter l’identité et la culture de l’Autre, tout en prenant acte des désastres occasionnés par notre «arrivée» dans les «Nouveaux Mondes» — ethnocides, catastrophes écologiques, tragédies sanitaires, acculturation mutilante, etc.. Dans cet esprit, un Jean Rouch ou un Paul Leduc, avec son sublime «Barroco» (1990) vont jusqu’à complètement inverser la perspective, en nous donnant à voir et à entendre la version de l’opprimé, du métis, du nègre, du paria…

Vincent Adatte