«Ne pas perdre le Nord»

Caméra-stylo, programme n°140 |

Via les films d’Aki Kaurismäki (Finlande), Lars von Trier, Suzanne Bier, Thomas Vinterberg, Anders Thomas Jensen (Danemark), Bent Hamer ou Jens Liens (Norvège), le cinéma nordique vit actuellement des heures fastes! Le phénomène n’est pas nouveau: les réalisateurs scandinaves ont joué au début du vingtième siècle un rôle capital dans l’évolution du cinéma mondial. Dans les années dix et vingt, les chefs-d’œuvre de Mauritz Stiller et Viktor Sjöström exercent une influence décisive sur le développement du cinéma américain! Les producteurs hollywoodiens sont frappés par la manière dont les deux Suédois réussissent à intégrer leurs personnages dans les décors naturels magnifiés des «Proscrits» (1918) ou du «Trésor d’Arne» (1919). Ils admirent la perfection des effets spéciaux de «La charrette fantôme» (1921), l’un des premiers longs-métrages ouvertement fantastique. L’effet ne se fait pas attendre, les nababs font des ponts d’or à Stiller et Sjöström qui américanise son nom en Seastrom. De son côté, Stiller prend dans ses bagages une certaine Greta Garbo qui fera la carrière que l’on sait à Hollywood.

Les larmes de Garbo

Exilé, Stiller perd son inspiration et reprend seul le chemin de la Suède pour y mourir désemparé. Apprenant la nouvelle, Garbo quitte pendant une heure le tournage de «Terre de volupté» (1928) pour pleurer dans sa loge. La production lui inflige une amende pour avoir déserté le plateau! Dans un premier temps, Sjöström (Seastrom) tire mieux son épingle du jeu, mais ne réussit pas à adapter son style très visuel aux exigences du Parlant qui frappe à la porte… L’hégémonie hollywoodienne ne tarde pas à occulter cet apport nordique pourtant essentiel. C’est un réalisateur danois resté en Europe qui reprend le flambeau: Karl Theodor Dreyer est l’un des plus grands cinéastes du monde dont ne cesse de se réclamer Lars von Trier. Avec «Vampyr» (1932), il réalise le premier film où le son échappe aux démons de la tautologie, une véritable démonstration dont Jacques Tati tirera quinze ans plus tard toute la leçon, certes sur un mode plus riant. Cinéaste exigeant et donc peu prolifique, le réalisateur de «Dies Irae» (1943), ode sublime à la résistance sur fond de procès de sorcellerie, en est réduit pour survivre à diriger un cinéma à Copenhague! En Suède, le très introspectif Ingmar Bergman devient le premier grand cinéaste moderne, de «Crise» (1946) à ce sublime «Saraband» (2003) présenté dans le cadre de notre cycle.

Lars von Trier et Kaurismäki

La nouvelle génération des cinéastes nordiques prend en compte cet héritage avec une distance à la fois respectueuse et ironique, perpétuant notamment la tradition fantastique si chère aux pionniers scandinaves. Pour sa part, Lars von Trier s’efforce de renouer avec la spiritualité de Dreyer en intégrant dans son approche les dernières technologies. Mi-
sérieux, mi-moqueur, son «Dogma 95» s’inscrit clairement dans ce glorieux lignage par sa volonté éthique de purger le cinéma de l’esthétique publicitaire qui l’envahit de partout. En ce qui le concerne, le Finlandais Kaurismäki cultive un art de la présence taiseuse, qui emprunte à l’expressivité du cinéma muet, dont l’inactualité apparente, par un effet de boomerang sidérant, atteste de la destruction généralisée de la communauté humaine… Exposée au Nord, une certaine idée du cinéma qui réchauffe le cœur!

Vincent Adatte