«L’argent roi?»

Caméra-stylo, programme n°100 |

Même s’il s’agit d’une évidence qui se voile (de moins en moins) pudiquement la face, force est de constater que l’argent est consubstantiel au cinéma. Pas d’argent, pas de film! D’où qu’il vienne, qu’il filme à Davos ou à Porto Allegre, tout cinéaste digne de ce nom doit composer avec ce facteur indissociable de son activité! Au cinéma, peut-être encore plus qu’ailleurs, l’argent, c’est le pouvoir. Qui détient l’oseille a la maîtrise du film! Hollywood s’est bâti entièrement sur le principe «qui paye décide».

Associés pour résister

En quelques années éclairs, les financiers ont réussi à confisquer le cinéma aux créateurs pour en faire une formidable économie «planifiée» à partir de l’adage aujourd’hui entré dans nos mœurs européennes… Time is money! United Artists (Artistes Associés), fondée en 1919 par Charlie Chaplin, Douglas Fairbanks, David Wark Griffith et Mary Pickford, est la seule «major company» à privilégier les créateurs en leur octroyant un droit de contrôle artistique et commercial. Grand «Studio» sans studios, United Artists va constituer pendant des décennies le principal débouché pour la production indépendante américaine au sein d’une industrie dominée par le monopole de fait exercé par un quintette de choc composé de la Paramount, Warner Brothers, Twenty-Century-Fox, Universal et Metro-Goldwyn-Mayer (MGM) qui finira par racheter en 1981 United Artists laminée par l’échec de «La porte du Paradis» de Michael Cimino. Présenté dans le cadre de ce cycle, «La sirène du Mississippi» (1968) de François Truffaut a été co-produit et distribué par cette très précieuse société à qui l’on doit une pléiade d’œuvres mémorables comme «La nuit du chasseur» de Charles Laughton (1955), «Le dernier tango à Paris» (1972) de Bernardo Bertolucci ou encore «Vol au dessus d’un nid de coucous» (1975) de Milos Forman.

Pas d’argent pas de film!

A la lumière de ce bref rappel historique, cela n’étonnera personne que maints grands cinéastes indépendants de l’âge classique hollywoodien aient fait de cette contrainte le grand sujet de leurs chefs-d’œuvre – parfois en le filmant en contrebande comme King Vidor dans le trop méconnu «Le Rebelle» (1949), parfois beaucoup plus ouvertement comme en témoigne «L’ultime razzia» (1956) de Stanley Kubrick ou «Citizen Kane» (1941) d’Orson Welles qui paya par la suite très cher le prix de son outrecuidance. Au jour d’aujourd’hui, leurs jeunes successeurs (Quentin Tarantino, James Gray, etc.) ne font certes plus tout un drame de cette souveraineté fondatrice (un signe des temps?), mais la question de l’argent n’en demeure pas moins centrale dans leurs films. En Europe, les vrais créateurs cinématographiques jouissent encore d’un statut qui leur permet de filmer à fonds perdu, mais pour combien de temps encore? Avec «La sirène du Mississippi», «L’argent» (1983) de Robert Bresson, «Juha» (1998) de Aki Kaurismäki et le terrible «Rosetta» (1999) des frères Dardenne, Passion Cinéma propose quatre autres films majeurs sur le thème, littéralement «insolvables», qui, par le simple fait d’exister, font la nique à l’argent roi… Mieux encore, pour voir ou revoir le chef-d’œuvre de Bresson, il ne faudra pas bourse délier.

Vincent Adatte