«La trilogie de Lucas Belvaux»

Caméra-stylo, programme n°110 |

Les films gigognes de Lucas Belvaux

C’est le projet de cinéma le plus original que le cinéma français nous ait proposé depuis longtemps: trois films qui racontent des histoires radicalement différentes, mais trois films écrits et réalisés en même temps, par le même cinéaste, interprétés par les mêmes acteurs, qui jouent les mêmes personnages, dans le même espace: la région et la ville de Grenoble.
Ce projet est né dans l’esprit du comédien et cinéaste d’origine belge Lucas Belvaux, au moment où il tournait son premier long-métrage, «Parfois trop d’amour», en 1992. Il avait l’impression que les personnages secondaires de son film avaient tout autant d’intérêt, sinon plus, que les principaux. De là l’idée d’un film qui délaisserait pour une fois les premiers rôles pour s’attacher aux seconds; et de là la naissance d’un film gigogne où les personnages secondaires d’une histoire seraient principaux dans une autre.
L’autre idée théorique de Lucas Belvaux, tout aussi ambitieuse, impliquait une autre contrainte: chaque film de la trilogie devait appartenir à un genre cinématographique bien défini (une comédie, un thriller, un mélodrame), sans que cela nuise à la cohérence de l’ensemble.

La trilogie des seconds rôles

Au final, Belvaux a réussi trois films à la fois proches et différents de tons et de couleurs, de rythmes et de sensations, avec une pléiade d’acteurs remarquables, parmi lesquels Ornella Muti, Dominique Blanc, Catherine Frot, Olivier Morel, Gilbert Melki et… Lucas Belvaux! Chaque film peut se voir pour lui-même; certaines scènes apparaissant dès lors au spectateur sans lien cohérent avec le reste du récit, corps étrangers, opaques… Le stratagème réussit parfaitement: après avoir découvert le premier volet, la comédie «Un couple épatant», on n’a qu’une envie, c’est d’en voir plus!
Dès que l’on plonge dans le film suivant, «Cavale», l’on perçoit soudain la beauté du geste et de l’exercice. On retrouve dans ce thriller des personnages et des situations déjà rencontrées auparavant, mais selon un autre point de vue, à travers un autre filtre narratif. Soudain, ce qui semblait brumeux s’éclaircit, les perspectives varient, des mensonges affleurent, des quiproquos s’emboîtent. Résultat, notre vision du monde s’en trouve à chaque fois changée.
«Après la vie», le troisième volet de la trilogie (et le plus long) emprunte au mélodrame sa mélancolie, ses sautes d’humeurs et sa part d’émotion. Resserrant les mailles des multiples récits, il transforme encore une fois la prétendue réalité découverte auparavant et donne le vertige: que reste-t-il de «vrai» dans tout cela? Pas grand-chose, si ce n’est une profonde interrogation à propos de ce que l’on croit voir, de ce que l’on suppose entendre et de ce que l’on pense comprendre.

Au-delà de l’exercice de style

Ce projet purement théorique emporte donc le spectateur bien au-delà de l’exercice de style, cela d’autant plus que Belvaux filme sans esbroufe, toujours à l’écoute de ses personnages. Les liens qui se tissent entre les différentes histoires, éclairées à chaque fois différemment par le genre cinématographique choisi, donnent peu à peu une épaisseur incroyable à chaque protagoniste, tout en le plongeant dans une solitude pesante et parfois effroyable.
Mari volage, épouse jalouse, enseignante trop intègre, terroriste déprimé, flic pourri, droguée invétérée, les six personnages principaux de la trilogie se lient entre eux par les jeux du destin (et du cinéma), comme par hasard, sans que cela ne les empêche de suivre chacun une voie autonome, solitaire et plutôt désespérée…
La vision du monde de Lucas Belvaux n’est pas rose. Si elle est assez triste, elle laisse quand même échapper des instants de passion, d’amour fou, de beauté, comme la fin du troisième film peut le laisser entendre. Quand les hommes ont le courage d’affronter la vie comme ils sont, tout nus, pas beaux, mais honnêtes, ils sont parfois capables de tout recommencer… Ce que nous rappelle aussi ironiquement les titres des trois films mis bout à bout : «Un couple épatant Cavale Après la vie».

Frédéric Maire

Révélé en 1981 par «Allons z’enfants» de Yves Boisset, Lucas Belvaux devient à vingt ans le jeune premier idéal du cinéma français. Né en 1961 à Namur, en Belgique, il apparaît tour à tour dans «Hurlevent» de Jacques Rivette, «Poulet au vinaigre» et «Madame Bovary» de Claude Chabrol, «Désordre» d’Olivier Assayas, «Grand Bonheur» et «On appelle ça… le printemps» de Hervé Le Roux. Victime de son talent (d’acteur) et de sa belle gueule de jeune homme un peu triste, l’acteur Belvaux commence pourtant à s’ennuyer dans les films qu’on lui propose. Il a d’autres désirs, par exemple, passer derrière la caméra. Ce qu’il fait en tournant en 1992 un premier film remarqué, «Parfois trop d’amour», suivi d’une comédie, «Pour rire !» (1996), dont le succès public lui permettra de monter son projet audacieux de trilogie.