«Filmons politique!»

Caméra-stylo, programme n°136 |

Tout est politique! Plutôt décriée par les temps qui courent, cette assertion fleurant bon les années soixante n’a pourtant pas pris une ride, surtout en ce qui concerne le cinéma. Pour le spectateur qui se donne encore la peine de décoder un brin, un film constitue toujours et encore une vision du monde. Qu’il s’agisse d’une production de pur divertissement usinée par Hollywood ou d’une œuvre fauchée fagotée par un auteur minoritaire, l’injonction reste identique: vois ce que je vois, comme je le vois! L’impression de réalité produite par le cinéma confère à cet impératif hypnotique une efficacité redoutable. Souvenons-nous de Lénine déclarant le 27 août 1919 à Lounatcharski, commissaire à l’éducation: «De tous les arts, le cinéma est le plus important.» Ce n’était de loin pas une phrase en l’air! L’idée publicitaire est donc consubstantielle au cinéma. Au cours de son premier siècle d’Histoire, d’aucuns se sont acharnés à démontrer (et démonter) cette complicité plus ou moins avouée, payant très cher leur traîtrise, à l’Est comme à l’Ouest!

Vois ce que je vois

Pendant des décennies, la plupart des comploteurs sont restés masqués. C’est l’Américain David W. Griffith qui fut le pionnier (génial) en la matière avec «Naissance d’une nation» (1915), inventant la figure haletante du montage alterné (qui montre successivement poursuivants et poursuivis), au point de faire oublier au spectateur captif un éloge pourtant très marqué du Ku Klux Klan. En Union soviétique, S.M. Eisenstein paracheva de façon magistrale cette esthétique pré-publicitaire en nous embarquant sur son «Cuirassé Potemkine» (1925). Tirant parti de ces avancées décisives, Hollywood institua un style cinématographique visant à une «transparence» illusoire entre la réalité et sa représentation, entretenant savamment la confusion entre l’une et l’autre. Il aura fallu une guerre mondiale (et un génocide) pour prendre toute la mesure du mensonge. La génération des cinéastes nés pendant le conflit en a tiré les conclusions les plus radicales. Déferlant, les nouvelles vagues ont cassé le jouet chimérique: jouant sciemment du faux raccord, du regard caméra, ils nous ont révélé ce que l’on appelait jadis les conditions d’énonciation. Avec le très bien nommé «A bout de souffle» (1960), Godard fut l’un des premiers à entamer la danse du scalp du «vieux» cinéma.

Un nouveau contrat

Grâce aux reflux des idéologies, l’industrie hollywoodienne a pu reprendre à son compte les enseignements du courant protestataire lié aux années soixante. Adoptant une posture très post-moderne, elle a passé un nouveau contrat avec le spectateur: «Nous savons que vous savez, mais jouons à faire comme si…» Partant, le cinéma publicitaire a dès lors triomphé sans vergogne et recyclé tout le vieil arsenal propagandiste fasciste à de pures fins consuméristes, sous prétexte que nous ne sommes plus dupes! Cette conception très (trop) flatteuse du public est peut-être encore plus écœurante que les anciennes pratiques de fascination cinématographique. La renaissance actuelle du «film politique», outre qu’il véhicule des idéaux autres que consommatoires, constitue sans doute une réaction à cette nouvelle tromperie qui, cette fois, voudrait nous rendre plus intelligents que nous ne sommes. Ce que nous rappellent des films minoritaires comme «Le caïman» de Moretti, c’est que nous ne sommes pas aussi conscients que l’on voudrait nous le faire croire, loin s’en faut!

Vincent Adatte