«Au travail!»

Caméra-stylo, programme n°120 |

En 1926, le cinéaste allemand Fritz Lang tourne «Metropolis» où il imagine ce que sera notre futur cent ans plus tard. On y suit le jeune fils du propriétaire impavide d’une cité bâtie tout en hauteur, qui, suite à un malheureux concours de circonstance, se retrouve au dernier sous-sol où s’activent les masses prolétaires. Il se montre plutôt altruiste en remplaçant au pied levé un ouvrier défectueux. Soumis à une cadence de travail dont il n’a guère l’habitude, ce jeune homme bien né est soudain victime d’une véritable hallucination. En proie à un étrange délire, il croit voir la machine qui lui dicte son rythme infernal, telle la gueule fumante d’un moloch, dévorer les ouvriers! Après cette mésaventure, le pauvre devra garder le lit plusieurs jours durant, avant de recouvrer son équilibre mental.
Dans «Europa 51» (1952) de Roberto Rossellini, la très mondaine Ingrid Bergman semble présenter les mêmes symptômes, mais en plus grave. Très charitable, elle prend la place d’une simple mère de famille qui a un empêchement de dernière minute. Cette chère Ingrid va travailler à l’usine pendant un jour. Le spectacle qu’elle découvre lui fait penser à une prison. De retour chez elle, hagarde et épuisée, la malheureuse confie à son mari, un riche industriel: «J’ai cru voir des condamnés…» A la fin du film, incurable, la pauvre femme est enfermée dans une clinique psychiatrique.

Des gorilles compétents

Pour les spécialistes de la question, l’affaire est classée: la vision des ouvriers au travail est susceptible de causer des dommages à notre santé mentale. En 1915, soit quatre ans après avoir écrit son fameux traité sur la division du travail, l’ingénieur Frederick Winslow Taylor fait filmer par un opérateur la chaîne de fabrication de l’usine Ford de Detroit qui applique scrupuleusement ses théories.
Découvrant ces images, notre théoricien s’extasie… Son système a parfaitement réduit les travailleurs à l’état d’instrument auxiliaire de la machine, les métamorphosant donc bel et bien en ces «gorilles compétents» dont il prophétisait dans son bouquin l’avènement inéluctable! «Gorilles compétents» (ce sont ses propres mots!)… Hum, cette altération manifeste de la perception fait bonne figure avec le Moloch de Lang et les condamnés de Rosselini. Ces trois-là auraient mieux fait de suivre à la lettre la recommandation donnée par les inventeurs du Cinématographe!

Après le travail

En août 1895, les frères Lumière tournent leur tout premier film, «La sortie des usines Lumière». Pendant quarante-cinq secondes, ils dispensent avec maestria le seul moyen d’éviter les troubles mentaux décrits ci-dessus… Filmez les ouvriers après le travail! Sitôt passés le pas de la porte, les cent salariés de l’usine d’articles photographique de Lyon-Montplaisir se dispersent pour redevenir des êtres isolés, menant des existences normales dont le cinéma pourra restituer sans risque les péripéties.
Depuis, la consigne a été en général respectée, Hollywood en tête, bien évidemment, mais aussi par les cinéastes soviétiques auxquels les praticiens marxistes ont fait très rapidement la leçon. Même si, comme le démontre le programme établi par Passion Cinéma à titre de prévention, certains de par le monde s’obstinent…

Vincent Adatte