«Média malgré lui»

    Caméra-stylo, programme n°41 |

      Le premier ruban de pellicule qui immortalise en 1895 la sortie des usines Lumière s’achève avant que tous les ouvriers aient quitté le bâtiment. Les Lumière filment à nouveau la scène, avec un chargeur de pellicule identique. Au joyeux naturel de la première prise succède un défilé en bon ordre, pour permettre au dernier travailleur de sortir du cadre avant la fin du film. L’affaire est entendue: dès ses balbutiements, le cinéma subordonne l’enregistrement objectif du réel à la mise en scène. Pourtant, il défendra avec entêtement sa prétention à rendre compte de la vérité «vraie».

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      Kino-Pravda: l’art en otage

      En 1918, le cinéma révolutionne la diffusion de l’information: dans la Russie en pleine guerre civile, des trains inondent les provinces des images de Moscou (par exemple pour démentir la mort de Lénine après un attentat) et collectent des images destinées à figurer dans les premiers journaux d’actualités cinématographiques. En 1922, Dziga Vertov crée «Kino-Pravda», l’équivalent filmé du quotidien du parti bolchévik. Le critique Sokolov voit dans le septième art «le nouvel espéranto», qui «remplacera le journal, viendra à l’aide des savants, de la pédagogie». Et Vertov rêve d’un journal télévisé avant l’heure: il aimerait proposer un panorama du monde toutes les quelques heures, à partir d’images provenant des quatre coins du globe… De ses cheminots-cinéastes, Lénine exige 75% de documentaire d’actualités, de propagande et de pédagogie pour 25% de fiction divertissante (des proportions à peu près inverses à ce que propose aujourd’hui la télévision à ses spectateurs). En 1932, Alexandre Medvedkine dirige les 32 membres de l’équipe du ciné-train, un studio roulant comportant laboratoire et salle de projection. Son but: tourner des pochades didactiques destinées à mobiliser les travailleurs autour des objectifs du premier plan quinquennal de Staline.

      Propagande raffinée

      Moins docile que les talentueux soviétiques, Fritz Lang fuit l’Allemagne et son Führer qui l’a choisi pour être le père du cinéma national-socialiste en 1933. Mais cet acte de résistance ne modifie nullement la douloureuse remise en question de la place du cinéma dans l’Histoire: censé témoigner du vrai, «l’art du siècle» procure à la manipulation et à la propagande les outils les plus raffinés qui soient! Pendant toute une semaine de septembre 1934, le cérémonial du congrès nazi de Nuremberg est soigneusement réglé en fonction du tournage de Triomphe de la volonté, le film de Leni Riefenstahl.

      Caprices de diva

      Comme la presse écrite, la radio et la télévision, le cinéma est aujourd’hui soumis à la plus puissante des censures qui soient: celle de l’argent. Ramené au rang de pourvoyeur ordinaire de bribes d’information, il conserve des caprices de diva. Cet art de «mentir vrai» a toujours la prétention de révéler une vérité supérieure, de prendre plus de recul que les autres médias — la télévision en particulier. A vérifier…

      Christian Georges