«Pasolini: Qui je suis»

Caméra-stylo, programme n°157 |

Le premier des trois chapitres de «Journal intime» (1994) voit Nanni Moretti au guidon de sa vespa serpenter dans les rues de Rome. Il fait soleil. La ballade en scooter emprunte avec légèreté les passages historiques et les chemins de traverse de la cité romaine. Après une vingtaine de minutes, ce trajet sinueux prend abruptement fin à Ostie, venant buter sur le terrain vague où le 2 novembre 1975 fut retrouvé le corps martyrisé de Pier Paolo Pasolini. Quinze ans après l’hommage sensible de Moretti, son fantôme est toujours là, à hanter les mémoires avec d’autant plus d’insistance que la catastrophe anthropologique prédite par le poète a peut-être eu lieu! Après Zurich et avant Berlin, le Centre Dürrenmatt présente une exposition indispensable consacrée à ce génie polymorphe, tout à la fois peintre, poète, chroniqueur, écrivain et cinéaste. Dans le cadre de cet événement combien nécessaire, Passion Cinéma a fait des pieds et des mains pour obtenir quelques œuvres du réalisateur de «L’Evangile selon Saint Matthieu». Via un courageux distributeur français, nous sommes heureux de présenter en copies neuves six films de Pasolini, et non des moindres! Partant, nous remercions Cinepel et l’ABC de rendre possible ce cycle auquel nous tenons tant, permettant de revoir ces chefs-d’œuvre dans un vrai cinéma, sur le grand écran, là où ils donnent toute la mesure de leur «rayonnante solitude».

La langue naturelle de la réalité

A l’âge de quarante ans, Pasolini se saisit du cinéma, parce qu’il ne supporte plus d’être un poète écrivant pour un peuple qui a cessé de lire. Lorsqu’il commence en 1961 le tournage de son premier film, «Accattone», le Bolonais ignore tout de la technique cinématographique. S’en tenant à sa seule intuition, il agit en cinéaste naïf qui persiste à croire que le cinéma est la langue naturelle de la réalité, un art premier à même de produire un effet sur le spectateur de l’ordre de la révélation. Plantant sa caméra au cœur de la banlieue romaine (la «borgata»), il en célèbre la vitalité désespérée et procède à une épure radicale du néoréalisme de ses prédécesseurs, le purgeant de sa mauvaise conscience «chrétienne». Dans tout ce qu’il entreprend, Pasolini réclame le droit à la contradiction, à la trahison, à la subversion. En être libre, il ne veut pas être réduit aux grandes conceptions de l’époque qui certes l’inspirent, le font et le défont, comme la psychanalyse, le marxisme, le christianisme ou la sémiologie. Le cinéma ne fera pas exception à cette volonté constante de ne pas se laisser enfermer dans un système, une croyance.

Pour un cinéma impur

C’est pourquoi le cinéma de Pasolini n’a rien de naturaliste, mais procède d’une impureté fondamentale, heurtant volontairement les consciences avides d’un désir d’harmonie qui n’est pas la beauté, encore moins la vérité. C’est dans cette très saine perspective que le cinéaste ranime les mythes qui ont fondé en toute brutalité notre devenir humain, pour révéler la barbarie «soft» mais combien meurtrière de notre modernité qui, sous le couvert de son devoir de pacification, pratique la pire des violences, celle du consensus. Or la réalité n’a rien à voir avec le consensus, elle en est même complètement absente. Dans le moindre de ses photogrammes, Pasolini nous rappelle à cette vérité, la seule qui vaut!

Vincent Adatte