«Vers nos destinées»

    Caméra-stylo, programme n°201 |

      A l’heure où la plupart des gens prennent de bonnes résolutions dans l’espoir d’influencer leur futur, Passion Cinéma a choisi de consacrer son premier cycle de l’année 2016 aux destinées ordinaires et extraordinaires. Qu’ils soient tragiques («Iraqi Odyssey», «Je suis Charlie»), révélateurs («Carol»), inéluctables («Fragments du paradis»), libérateurs («Tout en haut du monde»), inattendus («45 Years») ou cathartiques («Giovanni Segantini»), les parcours empruntés par les personnages et les protagonistes de ces sept films, bien que très différents, suscitent une seule et même réflexion: sommes-nous réellement maîtres de notre destin?

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      Titré en référence à «Vers sa destinée» («Young Mister Lincoln»), réalisé par John Ford en 1939, le premier cycle de Passion Cinéma de l’an 2016 ap. J.-C. se propose de parcourir les destins les plus étonnants, réels ou imaginaires. Et pour cause! Avec Henry Fonda dans le rôle du jeune Abraham Lincoln dans un film admiré par ses pairs cinéastes, Ford avait su aborder la figure présidentielle étasunienne en la débarrassant de ses traits autobiographiques pour mettre en scène des fragments du quotidien de Lincoln jeune. Le cinéaste se révélait même parmi les plus précurseurs en racontant la construction de la personnalité du président, soit l’origine de sa destinée, dans un portrait fictionnel qui conserve sa part de mystère…

      Tout le monde descend

      Peu après sa naissance, le cinéma s’était déjà rué pour représenter les destinées tragiques ou glorieuses des grands de l’Histoire, à commencer par l’exemple canonique de «L’Assassinat du Duc de Guise», réalisé en 1908, à la suite duquel on réclama qu’un acteur sache faire le mort, comme Jésus sur la croix, ou la morte, comme Jeanne d’arc sur le bûcher – et leurs nombreuses reproductions cinématographiques. En parallèle, le pionnier Georges Méliès avait initié la représentation de l’au-delà par le cinéma, «terminus» obligé de nos parcours hétéroclites, dans des films comme «Le Château hanté» (1897), où la fatalité nous éloigne de la terre ferme pour évoluer entre le paradis et l’enfer, la réalité et le surnaturel.

      Ordinaire VS extraordinaire

      Dans sa forme classique, le septième art accorda dès lors la primeur aux destins exceptionnels de ce monde, en représentant le plus souvent des fortunes romantiques et dramatiques, laissant le sort du commun des mortels dans l’ombre. S’ensuivit la sanglante charnière de la Deuxième Guerre mondiale, qui suscita un changement de paradigme dont l’influence allait à jamais bouleverser la face du cinéma. Sur les ruines encore fumantes de l’Europe, les réalisateurs italiens du néoréalisme redécouvraient la puissance formidable des simples gens. Sous leur impulsion, les nouvelles vagues, puis le Nouvel Hollywood, allaient franchir un pas supplémentaire en filmant les destins extraordinaires de personnages ordinaires et bien réels, suivant le modèle de «Bonnie et Clyde» (1967) d’Arthur Penn.

      Ce qui nous échappe

      Au fil des ans, les grands réalisateurs n’auront de cesse d’exprimer le sens de nos banales trajectoires, réinventant à chaque film leur chemin, du «Journal intime» (1993) de Nanni Moretti au «Journal d’une femme de chambre» (2015) de Benoît Jacquot. Bien sûr, la mode du biopic, grandiloquente biographie filmée, perpétue la tradition classique à travers les existences des stars et figures historiques. Mais, pour saisir l’essence de nos destinées à la façon fragmentaire de John Ford, Passion Cinéma s’est efforcé de donner la parole, ou plutôt l’écran, aux auteurs, en réunissant dans ce cycle autant de films qui racontent les parcours de personnages ordinaires, tant par ce qu’ils cachent que par ce qu’ils montrent et finissent par atteindre inéluctablement. Car, comme l’envisagent, entre autres, le chemin paradisiaque de Stéphane Goël, l’odyssée irakienne de Samir ou la magie lumineuse de Giovanni Segantini, le destin est bien la manière pour l’homme de désigner ce qui lui échappe dans ce qui lui arrive.

      Raphaël Chevalley