Le Voyeur

A voir lundi 23 février 2015 à 0h25 sur France 2 |

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Adulé par Martin Scorsese, le réalisateur britannique Michael Powell produit et réalise en 1960 «Le voyeur» qui crée le scandale, brisant net sa carrière. Les médias l’assassinent à coup de qualificatifs très révélateurs du trouble suscité par le quarante-quatrième long-métrage de ce grand cinéaste inclassable: «Abject, malsain, ignoble»!

Plus direct, le critique Derek Hill enjoint de «s’emparer des bobines pour les jeter dans l’égout le plus proche», ce dont s’acquittent les distributeurs en suspendant la sortie du film et en le revendant en sous-main aux exploitants clandestins du cinéma bis. Malgré ou à cause de cette mise à l’index, «Le Voyeur» va peu à peu devenir un film culte. Revu aujourd’hui, ce chef-d’œuvre vertigineux n’a rien perdu de son pouvoir dérangeant, même en regard de l’obscénité exponentielle de l’industrie cinématographique actuelle, dont il prophétise l’avènement, de manière inacceptable pour l’époque, d’où le rejet. «Pervers polymorphe», ce monstre cinématographique propose à la fois une analyse du voyeurisme consubstantiel au cinéma, un réquisitoire implacable contre la «pauvreté de désirs» caractérisant l’Angleterre puritaine des années d’après-guerre et une méditation pour le moins acérée sur la peur et la transgression, le tout dans un miracle d’équilibre, qui convoque tous les éléments de l’art cinématographique: mise en scène, image, son, musique, distribution et direction des acteurs.

La curée est impressionnante et démontre que les détracteurs de Powell piaffaient d’impatience… Toute l’œuvre du cinéaste, conçue avec le scénariste d’origine hongroise Emeric Pressburger jusqu’en 1958, est désormais entachée de soupçon. A l’aune du scandale du «Voyeur», l’on dénigre ce tandem qui, en une vingtaine d’années, a tourné en toute indépendance sous la bannière de leur société de production («The Archers Films») parmi les films les plus remarquables et originaux de l’histoire du cinéma britannique. On remémore l’ire de Churchill à la vision de «Colonel Blimp» (1943) qui en, pleine seconde guerre mondiale, se paye le luxe de brocarder l’héroïsme en faisant l’éloge de l’incompétence militaire. On lapide a posteriori les nonnes de l’extraordinaire «Narcisse Noir» (1947), sous le prétexte qu’elles laissent pénétrer le désir dans leur couvent «harem» planté au pied d’un Himalaya entièrement reconstitué en studio. Le merveilleux film-ballet «Les chaussons rouges» (1948) d’après Andersen est taxé de morbidité. Leur adaptation fabuleuse des «Contes d’Hoffmann» (1951) version Offenbach se voit réduite à une fantasmagorie suintant l’ambivalence sexuelle. Le traitement capiteux, étourdissant, du Technicolor par Powell procède désormais de la névrose obsessionnelle… De fait, toutes ces insinuations sont absolument justifiées. Involontairement, elles constituent un véritable dithyrambe qui rend hommage à la singularité éblouissante de ce cinéaste et explique pourquoi aujourd’hui les Coppola, Scorsese et autre Tavernier ont tant œuvré à sa réhabilitation.

Six ans après «Fenêtre sur cour» (1954), le réalisateur d’«Une question de vie ou de mort» (1946) filme une variation bien plus extrême de l’une des pièces maîtresses de l’œuvre d’Alfred Hitchcock (dont il fut le photographe de plateau à ses tout débuts). Traumatisé par un père qui l’utilisait comme cobaye pour des expériences sur la peur, Mark Lewis poursuit les recherches paternelles de façon radicale en filmant la mort de prostituées qu’il tue avec l’un des pieds de la caméra transformé en poignard. Grâce à un miroir fixé au-dessus de l’appareil de prises de vue, les malheureuses victimes se voient littéralement mourir, saisies dès lors d’une frayeur incommensurable qui provoque la jouissance secrète du filmeur. La métaphore est frontale, terriblement inconfortable: jamais on est allé si loin dans la mise à nu du dispositif cinématographique qui voit un cinéaste filmer un autre cinéaste, lui-même en train de filmer quelqu’un qui meurt en se voyant filmer. Powell ajoute au vertige en jouant en personne le père du «détraqué» qui, enfant, est interprété par le propre fils du réalisateur. Dans le même esprit trouble-fête, il a donné le rôle de Mark «adulte» à l’acteur Karheinz Boehm, l’ancien partenaire de Romy Schneider sur la série guimauve des «Sissi impératrice», dont Fassbinder fera plus tard l’un de ses acteurs fétiches.

Peeping Tom
de Michael Powell
Grande-Bretagne, 1960, 1h41