«Greenaway, le maître du jeu»

    Caméra-stylo, programme n°7 |

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        Né en Angleterre en 1942, Peter Greenaway étudie les Beaux-Arts; il devient rapidement peintre, à Londres, et expose pour la première fois à 22 ans seulement. En 1965, il entame une activité de monteur de films; il passera onze ans à choisir des extraits ci­nématographiques et à monter des documen­taires (essentiellement éducatifs) pour l’Office central de l’Information.

          La maîtrise du montage

          Ce travail consiste à manipuler, couper, col­ler, classer et répertorier des images faites par autrui, à prendre donc de la distance avec un matériau préexistant pour lui donner un ordre, un sens et un rythme, en se basant en particulier sur une structure musicale. Cette activité — alimentaire pour Greenaway — révèle déjà ce que sera son futur cinéma: une œuvre de maîtrise (celle du démiurge sur sa création) et un jeu; une affaire de manipula­tion des images, des sons et — par exten­sion — du spectateur.
          Parallèlement à son travail de monteur, Greenaway écrit des nouvelles, illustre des livres, sans jamais cesser de peindre. Et dès 1966 il passe à la réalisation. Il tourne sans discontinuer, en 16mm, 35mm ou vidéo, des courts, moyens et longs métrages d’une durée variable de 3 à 180 minutes.

          Un cinéma du concept

          Sur une structure définie, un concept de dé­part appliqué consciencieusement par le ci­néaste (chiffres, lettres, repères musicaux ré­pétitifs, signes de piste), Greenaway ordon­ne tel un entomologiste les «clichés» du quotidien britannique. Cette observation mé­ticuleuse du réel confine à l’ironie, tant elle pousse le processus d’essence documentaire dans ses derniers retranchements et lui confère une absurde excentricité.
          «Making a Splash» (1984), élaboré sur une musique cyclique de Michael Nyman, choré­graphie les mille et une manières de plonger dans une piscine. «Windows» (1975) recense des fenêtres, «Dear Phone» (1977) des cabines téléphoniques et «Inside Rooms — 26 Bathrooms» (1985) des salles de bains ainsi que leurs utilisateurs.
          Bardé de références artistiques et historiques, Greenaway cherche à cadrer l’univers et ses habitants, à la façon du dessinateur de «Meurtre dans un jardin anglais» (1982); mais contrairement à ce dessinateur-démiurge ignare de son impuissance, il représente en toute conscience, derrière les images et les sons apprêtés, les symboles de ses obses­sions.

          La naissance et la mort

          Ses œuvres expérimentales annoncent déjà les formes et les thèmes que l’on reconnaîtra plus tard dans ses films dits «de fiction»: Greenaway tente de montrer ce que le ciné­ma n’ose guère filmer, à savoir la naissance et la mort, intimement mêlées. De la nais­sance, le cinéaste quête les signes apparents et les symboles, comme l’eau — omnipré­sente dans ses films — ou la gestation; de la mort, il traque les signes avant-coureurs, le sexe, l’impuissance, la décomposition. Les biologistes de «A Zed and Two Noughts» (1985) examinent la mort à l’œuvre jusqu’à leur propre destruction. «Le Ventre de l’ar­chitecte» (1987) est à la fois le symbole d’un enfantement et celui de son impossibilité: l’homme, qui ne peut procréer, va donc mourir. La mer de «Drowning by Numbers» (1988) évoque autant le liquide amniotique de la naissance que la mort par noyade de tous les mâles. Et les convives du banquet de «Le Cuisinier, le Voleur, sa Femme et son Amant» (1989) bafouent avec cruauté la beauté de l’Art… culinaire.
          Son dernier film, «Prospero’s Books», très dé­routant pour beaucoup, ne constitue en fait qu’une forme d’aboutissement de ses travaux antérieurs, où l’on retrouve enchevêtrés les rythmes du montage en interaction avec la musique, les effets de surimpression, de dé­composition et de multiplication d’images issus de la vidéo, et surtout ses références majeures: la peinture, la littérature, la mu­sique, l’architecture, voire même la cuisine, c’est-à-dire tout ce qui est Art mais n’est pas du cinéma.

          Cinéma contre

          Car Greenaway est un cinéaste contre; c’est- à-dire un créateur multiple qui n’a eu de cesse dans ses multiples créations ciné-vidéographiques de s’élever en faux contre la primauté du Septième art dans le monde moderne. Plutôt que d’adapter les autres arts au ciné­ma, il s’est acharné à plier le cinéma aux autres arts, à le faire pénétrer, avec plus ou moins de bonheur (mais surtout avec une grande ironie), dans des mondes qui jusqu’a­lors lui étaient inconnus.
          Expérimentateur, Greenaway n’a pas, comme Godard, cherché à interroger le ciné­ma en tant que tel; il l’a utilisé comme un moyen conceptuel de creuser son propre imaginaire et de donner un ordre à sa propre existence.
          Frédéric Maire