Caméra-stylo, programme n°131 |
Au printemps 1895, les frères Auguste et Louis Lumière tournèrent trois versions successives de «La sortie des usines Lumière». Selon une rumeur tenace, les inventeurs du Cinématographe auraient tenu à chaque fois à l’écart du tournage les ouvriers qui présentaient des handicaps physiques trop voyants. Sur le plan historique, cet ostracisme «inaugural» n’a rien de saugrenu si l’on sait que les ateliers, où les deux industriels faisaient annuellement fabriquer plus de quatre millions de plaques photo-graphiques, employaient un certain nombre de grands blessés rescapés de la guerre franco-allemande de 1870. Exclus des premières «vues» Lumière qui étaient censées refléter l’idéal tranquille de la bourgeoisie en santé de l’époque, les estropiés et autres gueules cassées ont dû attendre quelques années pour être admis, le temps que la fiction cinématographique l’emporte sans partage sur son pendant documentaire.
Mise à l’écart
De par la nature très visuelle d’un cinéma privé de parole et donc lui-même encore handicapé, seuls les «invalides» présentant des difformités ou mutilations visibles furent alors réquisitionnés par l’Usine à rêves. Cette première ère ne fut de loin pas placée sous le signe de l’empathie. S’ils étaient d’importance, les rôles d’«infirmes» étaient joués par des comédiens grimaçants mais toujours sains de corps. Du point de vue thématique, le handicap avait immanquablement partie liée avec le mal et était preuve de perversité ou l’indice d’une punition divine justifiée. Seul le prodigieux acteur transformiste Lon Chaney (1883-1930) instilla un peu de subtilité et de compassion dans ce genre d’interprétation qui resta la plupart du temps odieusement caricaturale. Le fait que ses parents étaient sourds-muets n’a sans doute pas été sans influence! Cette assimilation plus que douteuse prit fin après la Deuxième Guerre mondiale. Au retour de dizaines de milliers de soldats atteints dans leur chair, une attitude aussi peu charitable ne pouvait plus être décemment de mise! Partant, l’on commença à considérer l’«infirme» comme un véritable protagoniste, engagé dans une lutte quotidienne qui pouvait même être héroïque.
Normalisation du regard
Au cours des glorieuses années soixante entachées d’une prospérité sans doute un brin culpabilisante, certains cinéastes firent le pas et réalisèrent des films entièrement centrés sur la problématique du handicap, à l’exemple du réalisateur américain Arthur Penn et de son «Miracle en Alabama» (1962). Le stigmate n’est plus une infamie, ne fait plus peur, ni ne nous fascine, c’est le début d’une normalisation du regard qui n’est pas non plus sans danger… Comme le montrent les films au programme de ce cycle, Passion Cinéma a voulu éviter le piège de la banalisation en considérant le handicap au sens le plus large du terme. Dans cet esprit, nous n’avons pas manqué d’y faire figurer l’indispensable «Fenêtre sur cour» (1954) de Maître Hitchcock qui permet au grand public de s’identifier de façon momentanée à un handicapé physique lui-même fort passager (il s’est simplement cassé la jambe). Cette démonstration menée avec une virtuosité confondante débouche sur une «théorie» du spectateur de cinéma absolument fascinante qui assimile sa vision bloquée à une infirmité librement consentie dans le secret de la salle obscure.
Vincent Adatte