Mais que regarde fixement Buster Keaton?

A première vue, ce génie du cinéma burlesque semble nous regarder, laissant croire à un regard-caméra interpelant le public. Mais ce n’est pas le cas ici et ce, pour deux raisons: primo, cette figure de style déroutante était quasi inconnue à l’époque du Muet; secundo, elle s’avère complètement antithétique à l’art comique de Buster Keaton, fondé sur l’idée d’une séparation absolue entre le personnage et les spectateur·trices.

En observant avec attention ce photogramme tiré de l’une des séquences les plus extraordinaires du «Mécano de la Général», on pressent à son extrême concentration, que Johnnie Gray, le personnage joué par Keaton, fixe un obstacle potentiel, qu’il va devoir franchir à tout prix. Le contrechamp confirme ce pressentiment: une voie ferrée jonchée de traverses de chemin de fer, semées par les antagonistes dont il est à la poursuite.

Avec des gestes sublimes de précision, il va s’emparer de l’une des traverses. En l’utilisant comme un contrepoids, sans arrêter sa locomotive, il réussira à libérer la voie en faisant basculer sur le bas-côté, une à une, toutes ses congénères, tel un joueur de mikado géant!

A propos du film

Basé sur des faits réels ayant eu lieu durant la guerre de Sécession, «Le Mécano de la Général» (1926) relève de l’espèce rare des films qu’il faut avoir vu au moins une fois dans sa vie.

Ce pur chef-d’œuvre de géométrie burlesque retrace les péripéties d’un courageux machiniste s’efforçant de reprendre sa locomotive aux espions qui la lui ont volée, ainsi que sa fiancée malencontreusement embarquée à bord. Sa tentative donne matière à une course-poursuite quasi continue et, surtout, à un fabuleux aller-retour cinématographique: les gags qui émaillent le voyage de retour constituant des variations subtiles de ceux de l’aller!

Outre son sens inouï de l’invention comique, Keaton démontre non seulement ses aptitudes extraordinaires aux plus folles cascades, mais dénonce aussi l’absurdité de la guerre. Faisant honneur à son surnom «L’Homme qui ne riait jamais», il ne se déride pas le moins du monde tout au long du trajet – Keaton expliquait ce calme souverain notamment par la concentration extrême que requéraient ses acrobaties ô combien périlleuses.

A sa sortie aux Etats-Unis, «Le Mécano de la Général» connut un échec retentissant. Manifestement, le public n’était pas encore disposé à rire d’une guerre fratricide dont le souvenir traumatisant hantait encore bien des mémoires, quelque soixante ans après sa conclusion.