Que regardent Charlie Chaplin (accablé) et Paulette Godard (effarée)? Nous sommes sur le set du «Dictateur», dans le décor d’une scène-clef du film. Réfugiés sur un toit, les deux personnages assistent au pogrom ordonné par le cruel Adenoïd Hynkel, ses sbires allant jusqu’à faire exploser à coup de grenades la maison abritant le salon du petit barbier juif.
Ce plan n’apparaît pas dans le film. Peut-être a-t-il été tourné puis supprimé au montage. Plus sûrement, il s’agit d’une photo de plateau dont l’auteur a sans doute fait poser les deux stars, ainsi que tend à l’indiquer un éclairage bien plus contrasté que dans le film.
A revoir la scène, telle qu’elle se présente dans le «final cut», Chaplin n’a pas eu recours à ce «plan face» qu’il a dû considérer comme une solution de facilité sur le plan émotionnel. Il a plutôt choisi de se filmer de dos et complètement silencieux, nous laissant imaginer toute sa détresse, tandis que Paulette Godard se retourne à plusieurs reprises vers lui pour exprimer par le dialogue son indignation. Un grand moment de cinéma!
A propos du film
En 1940, Charlie Chaplin réalise «Le Dictateur» («The Great Dictator»), une satire antinazie qui déclencha l’ire des milieux isolationnistes américains qui le taxèrent de «belliciste», ce qui est quasi un trumpisme avant la lettre!
Avec ce film, Chaplin consent enfin au cinéma parlant (soit 13 ans après l’apparition du son). Il accomplit ce passage guidé par le sentiment de l’urgence: en homme «de bonne volonté», il met tout son génie comique au service d’un idéal et s’attaque à tout ce que représente Hitler avec une verve extraordinaire. Discours engagé, son film ne peut plus jouer sur le seul «slapstick» muet (burlesque), sa démonstration a besoin de la parole car le totalitarisme constitue d’abord un fait de langage!
Le critique et essayiste André Bazin a expliqué le geste de Chaplin de manière géniale. A l’entendre, «Le Dictateur» procède d’une volonté de vengeance légitime. «Charlot» lave l’affront que lui fit Hitler en empruntant de façon bien imprudente sa moustache; en le ridiculisant sous les traits de Hynkel, il lui fait payer très cher son emprunt et nous lègue un chef-d’œuvre définitif: tout totalitarisme est une monstruosité grotesque!