Que regarde Gustav, interprété par Dirk Bogarde?

Après avoir revêtu sa queue-de-pie, le compositeur et chef d’orchestre Gustav von Aschenbach (Dirk Bogarde) est descendu au salon du Grand Hôtel des Bains. Nous sommes au début de «Mort à Venise» (1971), l’un des chefs-d’œuvre de Luchino Visconti, au moment précis où le regard de Gustav se fige avec effroi sur le jeune Tadzio (Björn Andrésen) pour la première fois: l’éphèbe incarne à lui seul la plénitude esthétique que le compositeur a recherché toute sa vie grâce à son art…

La construction de la scène est magistrale, tant elle inscrit brusquement la beauté de Tadzio dans l’espace et le trouble qu’il suscite chez Gustav. Visconti suit d’abord son personnage prenant place parmi les aristocrates, puis son regard dévisageant un à un les enfants d’une famille polonaise en villégiature, pour finir sur Tadzio. Des plans panoramiques successifs relient ensuite Gustav au jeune homme en passant plusieurs fois de l’un à l’autre, la caméra pivotant à l’intérieur de l’opulent salon de gauche à droite, puis de droite à gauche.

Joué dans la pièce par un orchestre de chambre, le «Duo de valse» de Franz Léhar rythme la scène et, au moment où les violons marquent un temps, on découvre alors ce regard figé de Gustav. Raccordé en contrechamp, le visage de Tadzio apparaît aussitôt et un travelling arrière le place au centre de la pièce, face à Gustav…

Grâce à cette mise en scène, Visconti exprime le trouble subit de son personnage et sa non-réciprocité: la caméra est pour ainsi dire devenue son regard, au sens où nous le suivons, tandis que Tadzio est désormais à la fois objet du regard et objet de désir. 

A propos du film

Adapté du roman homonyme de Thomas Mann (paru en 1912), «Mort à Venise» met en scène un compositeur et chef d’orchestre vieillissant, Gustav von Aschenbach, qui s’installe dans un luxueux hôtel du Lido de Venise pour se reposer. Tout semble indifférent à cet homme qui a consacré sa vie à la musique. Mais il est frappé par la beauté d’un jeune homme, Tadzio. Il ne peut dès lors s’empêcher de l’observer, de le suivre, sans oser s’avouer cette passion soudaine. Dans une Venise étouffante, presque fantasmatique, Gustav emprunte les masques d’une illusoire jeunesse, demandant même à un coiffeur de le farder pour en devenir plus séduisant…

Inspiré par le compositeur Gustav Mahler, ce personnage d’artiste, par sa vieillesse et la décrépitude qui s’en dégage, tient un peu de Visconti lui-même. Le cinéaste, ancien violoncelliste virtuose et metteur en scène d’opéra, n’a cessé de s’interroger sur l’art, et particulièrement la musique. Elle prend d’ailleurs une puissance prodigieuse dans «Mort à Venise» grâce aux symphonies n° 3 et 5 de Mahler, qui viennent habiter le personnage principal et exprimer les rapports troubles de la création artistique et de la passion… Et Gustav de finir par rejeter son univers aristocrate pour découvrir sa vérité: la passion qu’il éprouve à l’égard de Tadzio incarne l’idéal de beauté qu’il a si longtemps cherché à atteindre par la musique, sans y parvenir, et qui brutalement s’impose à lui comme une évidence!