Que regarde l’inoubliable Pipe (Michel Robin)?

Ce photogramme est tiré d’un plan fixe. Celui-ci survient après un peu plus de deux minutes de projection. En un lieu qui n’est pas encore identifié, Pipe (Michel Robin), l’inoubliable valet de ferme du film «Les Petites Fugues», semble chercher quelque chose ou quelqu’un du regard, non sans une certaine anxiété… Soudain son regard se fige puis se déporte lentement vers la gauche, comme s’il fixait un point en mouvement.

De façon classique, le plan suivant révèle via un raccord-regard ce que Pipe suit des yeux. Comme l’indique son mouvement latéral vers la droite, il s’agit d’un panoramique cadrant un train régional qui arrive dans une petite gare du Gros-de-Vaud. Avec l’élégance seyant aux grands cinéastes, le réalisateur Yves Yersin finit par «objectiver» ce plan subjectif en faisant apparaître au terme du panoramique le valet de ferme sur le quai de la gare.

En queue de convoi, sur un wagon découvert, soigneusement encordé, trône un vélomoteur de marque Batavus, modèle Go-Go, qui va permettre l’émancipation tardive du vieux Pipe. Par le biais d’un second raccord-regard pour le moins audacieux, dont la césure nous transporte en un autre endroit, Yersin enchaîne avec l’une des plus belles scènes du film. Dissimulé en pleine nature, un Pipe très ému explore les différents éléments de son Batavus avec des gestes étonnants de sensualité.

A propos du film

La récente disparition du merveilleux Michel Robin incite à revoir «Les Petites Fugues» (1979) dont il joue le rôle principal de façon inoubliable, après avoir dédaigné les directives de son réalisateur qui exigeait de lui qu’il fasse un stage de préparation à la ferme et s’exerce à prendre l’accent vaudois!

Premier long-métrage de fiction du regretté Yves Yersin (1942-2018), cette ode au désir de liberté vibre d’un lyrisme discret mais ô combien agissant… Depuis de longues années, Pipe œuvre servilement dans une exploitation agricole sise dans le canton de Vaud. Grâce à sa rente AVS, qui constitue son premier argent personnel, ce valet de ferme bougon peut s’offrir un vélomoteur, promesse d’indépendance…

Pour écrire avec Claude Muret le scénario des «Petite fugues», Yersin s’est inspiré d’un fait divers, celui d’un ouvrier de campagne touché par la retraite, dont la vie se métamorphose complètement lorsqu’il s’achète un vélomoteur. Las, surpris en état d’ivresse, le malheureux se faisait confisquer son véhicule par son patron, puis décédait des suites d’un suicide raté.

A raison, Yersin a gommé l’aspect dramatique de l’anecdote, préférant à la tragédie la fable douce-amère. Dans le sillage du comique observation des Jacques Tati et autre Otar Iosseliani, le cinéaste a procédé par petites touches, avec cette lenteur que le critique du Monde, enthousiaste, qualifiait à l’époque de «jubilante». Ce faisant, le fondateur du Département Audiovisuel de l’Ecole d’Art de Lausanne DAVI (aujourd’hui ECAL) a atteint une sorte de poésie immédiate rarement vue au cinéma, mais qui sut trouver son public, y compris à l’international, avec plus d’un million de spectateur·trices sans doute très ému·es.