Que regardent Antonio Ricci et son fils Bruno?

Ce photogramme est extrait d’une scène qui survient après une quinzaine de minutes de projection. Antonio Ricci a pu récupérer sa bicyclette au Mont-de-Piété, sa femme Maria ayant gagé leurs draps de lit en échange. Grâce à son vélo, il a miraculeusement décroché un emploi de colleur d’affiches.

Nous sommes très tôt le matin. A l’aube de son premier jour de travail, Antonio, flanqué de son fils Bruno, prend congé de Maria. C’est elle que père et fils fixent avec un sourire radieux qui est celui de l’espérance et de la fierté retrouvées. Le cinéaste Vittorio de Sica n’a pas besoin de raccorder sur elle, ce que la grammaire conventionnelle du cinéma recommanderait de faire. Ce n’est pas nécessaire car le bonheur irradie littéralement le pas de porte. «A ce soir», trois mots prononcés hors-champ, suffisent à exprimer toute la joie, ineffable, d’une existence normale recouvrée…

Il faut absolument garder en mémoire ce plan parce qu’il rime de façon déchirante avec celui de la dernière scène du film, qui prend un tout autre sens en cadrant à nouveau Bruno et Antonio. Cette fois, l’enfant fixe son père avec un regard qui en dit long: c’en est fini de l’admiration vouée à un père qui avait su ressusciter sa dignité l’espace d’une matinée. S’y substitue un sentiment de honte abyssal, baigné de larmes que l’on pressent comme terriblement amères. C’est une enfance que l’on assassine…

A propos du film

Chômeur depuis deux ans, Antonio Ricci, un père de famille, trouve une place de colleur d’affiches de films. Condition sine qua non à l’obtention du poste, il doit posséder sa propre bicyclette. Lors de sa première journée de travail, son instrument de travail lui est volé. Dès le lendemain, un dimanche, Antonio part accompagné de son fils Bruno à la recherche de son vélo à travers Rome. Ne le retrouvant pas, l’adulte sombre dans un cauchemar sans fin pour, finalement, commettre l’irréparable, sous les yeux de Bruno qui est comme sa conscience…

Considéré comme l’une des œuvres fondatrices du néoréalisme italien avec «Rome, ville ouverte» (1945) et «Païsa» (1946) de Roberto Rossellini, «Le Voleur de bicyclette» («Ladri di biciclette», 1948) doit son existence à Vittorio de Sica et au scénariste Cesare Zavattini, théoricien de ce courant cinématographique né sur les ruines morales et matérielles de la Deuxième Guerre mondiale, qui a fait accéder le cinéma à sa modernité. Tourné avec des acteur·trices non-professionnel·les, il décrit avec une acuité terrible les rapports fluctuants d’un père en perte d’estime de soi et de son fils.