Que regarde Paul (Bruno Ganz), si souriant?

Nous sommes «Dans la ville blanche» d’Alain Tanner. Paul (Bruno Ganz) est dans sa chambre d’hôtel, fenêtres ouvertes. Les épais rideaux rouges dansent au vent. Le son d’une corne de brume l’a fait venir à la fenêtre et écarter les rideaux. Presque instantanément, son visage s’illumine. Comme amusé, il esquisse un petit «salut» de la main.

Le plan se poursuit, sans changement de cadre. Paul disparaît un instant hors-champ et revient à l’image, sa caméra Super-8 à la main. Il filme ce qu’il a sous les yeux et qui l’a fait sourire tantôt, enregistrant comme il aime le faire, les images de son séjour à Lisbonne.

Le contre-champ vient précédemment. Filmé depuis un hors-bord, un cargo est en train de sortir du port de la capitale portugaise. Celui-là même dans lequel Paul travaillait comme mécanicien et qu’il a décidé de quitter, probablement sur un coup de tête. Pour quoi faire? Pour ne rien faire. «Je vais bien», écrit-il à sa femme en Suisse. «Je suis libre. Je ne fais rien. Je ne suis pas en vacances… En vacances, on fait quelque chose. On organise sa liberté. Moi pas. Je ne fais rien.»

Le salut de la main est un «au revoir». Ce que Paul regarde ici, c’est le cargo qui s’en va, et ce qui le fait sourire, c’est la sensation jubilatoire de sa liberté.

A propos du film

Après avoir décortiqué socialement et politiquement le quotidien de la Suisse pendant plus de vingt ans («Charles mort ou vif», «La Salamandre», «Jonas qui aura 25 ans en l’an 2000»), Alain Tanner transpose avec succès son univers cinématographique en Irlande («Les Années lumière») avant de se tourner vers le Portugal pour réaliser «Dans la ville blanche» (1983), une œuvre très personnelle… Paul (inoubliable Bruno Ganz), mécanicien à bord d’un cargo, débarque à Lisbonne, sans dessein aucun, et échoue dans une petite chambre d’hôtel aux rideaux rouges. Tout en maintenant une correspondance avec sa femme restée en Suisse, à qui il adresse les images muettes filmées avec sa caméra Super-8 et des lettres qui font part de ses réflexions, il s’installe dans la ville blanche, vagabonde, flâne, rencontre Rosa (Teresa Madruga), et médite sur l’existence…

Magnifiquement mis en scène, «Dans la ville blanche» nous entraîne dans une forme de rêve contemplatif. Usant d’une belle économie des dialogues, le réalisateur genevois parvient à exprimer à la perfection l’errance et la solitude de son personnage. Prénom récurrent dans la filmographie de Tanner, Paul figure une sorte d’alter ego du cinéaste. Cet homme entre deux âges, auquel Bruno Ganz prête ses traits avec un naturel absolu, promène son vague à l’âme dans les rues de Lisbonne, accompagné d’une musique au saxophone improvisée et délicieusement mélancolique. Un chef-d’œuvre de poésie!