Que regarde Alex de Large, d’un air ambigu?

De retour dans sa chambre après une nuit de violences en compagnie de ses «droogies», le jeune Alex (Malcolm McDowell) fait jouer une cassette de son «ami» Ludwig Van. Le Molto Vivace de la Neuvième symphonie retentit, les timbales tonnent et emportent le spectateur·trice!

Exprimant une forme de jouissance mêlée de sadisme, le regard d’Alex est raccordé sur un portrait buriné du compositeur allemand, mais le personnage semble voir autre chose en son for intérieur: déclamant «Ô béatitude céleste» en voix off, il nous apprend que la musique lui procure des visions superbes, aussitôt matérialisées par un montage rapide d’images de pendaisons, vampires, explosions, éboulements et éruptions.

On est au début de «Orange mécanique» (1971) de Stanley Kubrick. Grâce à cette scène, le réalisateur assoit la relation de son personnage avec Beethoven. La Neuvième va traverser et transporter le film de bout en bout, jusqu’à être reprise au synthétiseur modulaire par la compositrice Wendy «Walter» Carlos lors de la séquence de «rééducation» du jeune Alex. C’est à ce moment-là que le terrible docteur Brodsky, en forçant Alex à «looker» des images des camps de concentration, fera de lui un légume inoffensif, souffrant désormais la peur et la nausée à chaque note de Ludwig Van. Pour le docteur, la Neuvième est «l’élément expiatoire» de son cobaye.

Et pour Kubrick, le vrai thème du film est bien la violence institutionnalisée, autrement dit la fragilité des droits de l’individu lorsqu’il ne se conforme pas à l’autoritarisme en vigueur, tel qu’il le déclarait alors à Michel Ciment: «Orange mécanique fait la satire de la tentative du gouvernement d’introduire des conditionnements psychologiques afin de restaurer l’ordre et la loi. Tout cela est relié à la volonté d’organiser la société scientifiquement.»

A propos du film

L’Angleterre, dans un futur proche. Alex est un jeune chef de bande qui ne jure que par le sexe et des virées meurtrières avec ses trois compagnons. Entre autres divertissements, Alex et sa bande agressent un clochard puis un écrivain et sa femme dans leur maison. Lors d’un «casse» chez une artiste, Alex est lâché par ses camarades et arrêté par la police. Il subit alors le traitement Ludovico qui, associant des images de violence extrême à la musique de Beethoven, est censé lui faire haïr toute forme d’agressivité. Lorsqu’il est libéré après cette thérapie visiblement efficace, ses victimes tout comme ses anciens camarades entreprennent leurs actions punitives à son encontre.

Construite en miroir, cette fable mythique sur la violence est aussi un hommage indirect de l’écrivain Anthony Burgess et de Stanley Kubrick au Candide de Voltaire qui, à l’instar d’Alex, découvre peu à peu la véritable nature du monde lorsqu’il le rencontre une deuxième fois, à son retour des Amériques. Comme lui, lors de son avènement à la «bonté», Alex subit en retour la réalité d’un monde où le bien et le mal ne font qu’un. Dès lors, s’il veut s’en sortir, Alex doit canaliser ses pulsions selon la logique de l’Etat: la violence est moins le fait de l’individu que de la société qui l’éduque. L’esthétique méticuleuse et moderniste de Kubrick est donc ici au service d’une thèse considérant la violence non pas comme un phénomène isolé et individuel, mais comme un principe inhérent à notre société, dont il faut trouver l’équilibre… Toujours d’actualité!