«Tirez le portrait!»

Caméra-stylo, programme n°176 |

Y’en a marre du foot! Pour contrer le monopole footballistique télévisuel, Passion Cinéma présente un nouveau cycle de cinq films très documentaires projetés en grande première! Au programme, un superbe hommage au «père des enfants cambodgiens» dans «L’Ombrello di Beatocello» de Georges Gachot qui nous fait l’honneur de sa visite. Des portraits révélateurs de stars, tels «Woody Allen: A Documentary» de Robert B. Weide et «Marley» de Kevin McDonald. Une cartographie citadine de «7 Jours à La Havane» par Benicio Del Toro et compagnie. Et encore «C’était un géant aux yeux bruns», une docu-fiction virtuose signée Eileen Hofer, en présence de la réalisatrice. En cinq portraits, Passion Cinéma nous rappelle au réel!

A la demande générale, ou presque, Passion Cinéma va jouer les prolongations, avant d’observer sa pause estivale, histoire de tacler les velléités hégémoniques des artistes surpayés du ballon rond! En guise d’antidote à cet excès footballistique, le spectateur est convié à découvrir cinq films très documentaires qui empruntent d’une façon ou d’une autre à la forme du portrait. Le 8 février 1926, John Grierson emploie pour la première fois le terme documentaire dans sa critique élogieuse du film «Moana» de Robert Flaherty. De fait, ce terme est dérivé du mot latin «documentum», littéralement «ce qui sert à instruire». Spécifiquement, il désigne en effet une pièce à instruire, mais au sens juridique du terme, qui aide donc au jugement. Ce détour linguistique est révélateur, car il établit la relation ambiguë que le documentaire entretient avec l’idée de vérité. Cette relation prend un tour encore plus problématique avec la pratique du portrait filmé que le même Flaherty inaugura avec «Nanouk l’esquimau» (1922), considéré à juste titre comme le premier chef-d’œuvre du genre!

L’âme de l’esquimau

Dès les anciens Egyptiens, l’art du portrait a eu trait au visage. Pour Jean-Luc Godard, «Quand on filme un visage, on filme l’âme qui est derrière». Une affirmation plutôt romantique que ne partageait pas l’écrivain Thomas Bernhard qui a écrit un jour que tout portrait constitue «une monstrueuse falsification de la nature». Il est vrai que, prise au jeu, toute personne filmée, ou même photographiée, devient un personnage «construit», un acteur captif à la fois de son image et du rôle que son réalisateur veut lui faire jouer, même si ce dernier s’en défendra toujours avec la dernière énergie! Avec une clarté quasiment originelle, «Nanouk» condense à lui seul cette fructueuse controverse. Tout à sa vision, Flaherty a voulu recréer le mode de vie intemporel de l’esquimau, quitte à en occulter certains aspects déjà trop modernes comme, par exemple, les fusils et les outils de métal déjà en usage dans les années vingt. Pour correspondre à la vision édénique de son ami le cinéaste, Nanouk a dû reprendre le harpon de son arrière-grand-père et refaire devant la caméra les gestes ancestraux de la chasse au phoque. En dépit de cette projection nostalgique, ce que Godard appellerait l’âme de Nanouk affleure plus d’une fois au cours du film, du moins on en jurerait!

Cinéma du réel

Même si certains documentaristes ne se l’avoueront jamais, la vision du cinéaste et son emprise sur la matière qu’il filme comptent autant que la réalité traitée. Pour exprimer cette vision, le cinéaste use de tous les procédés du cinéma de fiction qu’il applique au réel: découpage, direction d’«acteurs», construction dramatique, reconstitution d’événements avec ce que cela implique de trucage et de fabrication. C’est pour cette raison que l’on préfère aujourd’hui parler de «cinéma du réel» plutôt que de documentaire, terme trop lié à l’idée de la preuve, de l’information. Dans l’art du portrait filmé, cette tension entre la tentation didactique et le respect de l’énigme de la réalité est souvent portée à son comble. Il n’y a rien de plus beau dans ce genre de film que le moment où le sujet du portrait s’efforce d’échapper à la définition dans laquelle le cinéaste veut le claustrer, à l’exemple de l’auteur de «Zelig» dans «Woody Allen: a Documentary», l’un des fleurons de notre cycle antidote!

Vincent Adatte