«St. Eustache, filmez pour nous !»

Caméra-stylo, programme n°72 |


De Jean Eustache, «c’est peu dire qu’il était un auteur, son cinéma était impitoyablement personnel»… Onze jours après le décès de l’auteur de «La Rosière de Pessac», le critique Serge Daney, dans les colonnes de «Libération», trouvait des mots terriblement justes pour résumer à la fois une œuvre à nulle autre pareille et la raison vive d’une disparition hélas souhaitée. Depuis, l’ombre d’Eustache n’en finit pas de planer sur le cinéma français, incarnant tout en même temps sa mauvaise conscience (pour tous ceux qui ont trahi) et l’une de ses sources d’inspiration les plus fructueuses (pour tous ceux qui ne renoncent pas).

Profondément populaire

Héritier «direct» de La Nouvelle Vague (Godard, Rohmer, Rivette, etc.), Jean Eustache est né en 1938 à Pessac, près de Bordeaux. Monté à Paris à l’âge de vingt ans, en pleine explosion cinéphilique, il fréquente les «Cahiers du cinéma», participe en 1962 au tournage du premier des «Contes moraux» de Rohmer, «La Boulangère de Monceau». L’année suivante, il signe son premier court métrage, «Les mauvaises fréquentations», qui baigne encore dans l’esprit Nouvelle Vague. Avec «Le Père Noël a les yeux bleus» (1966), tourné grâce à de la pellicule «détournée» par Godard, Eustache commence à faire ses films, rien que ses films, «ceux que personne ne pourrait réaliser à sa place», en accordant au réel la primauté, mais sans rien sacrifier du bonheur de la fiction.

Monteur sur des documentaires de télévision consacrés à Murnau et à Renoir (ses cinéastes de référence), Eustache continue de tourner sans calcul: «La Rosière de Pessac» (1968), où il filme une fête traditionnelle de sa ville natale, «Le Cochon» (1970), qui restitue l’abattage et le découpage d’un cochon par des paysans, «Numéros zéros» (1970), dans lequel sa grand-mère lui raconte ses souvenirs d’enfance. «La caméra tourne, le cinéma se fait», Eustache met en scène, animé par une confiance absolue dans le pouvoir du cinéma à faire du quotidien le plus quotidien une source perpétuelle d’événements émouvants, comiques, mystérieux, révélateurs… Le malentendu est déjà là, funeste: s’estimant à juste titre cinéaste «profondément populaire», Eustache supporte mal que ses films «qui aiment tant les gens» demeurent réservés à des audiences confidentielles…

Cinéaste pour noces et banquets

L’accueil inespéré fait à «La Maman et la Putain» (Grand Prix spécial du Jury du festival de Cannes 1973) ne réussira pas à refermer cette blessure intime. Ce petit film-fleuve (3h40) tout simple, en noir et blanc, à trois personnages, réunit avec un naturel confondant toute la gamme des comportements humains et reste sans doute l’un des films les plus beaux du monde — et l’un des plus hilarants aussi! Le succès critique et commercial du «premier chef-d’œuvre du cinéma vraiment parlant» (Godard) permet à Eustache de tourner le suivant, «Mes petites amoureuses» (1974), pour la première et dernière fois dans des conditions de production à peu près normales. Se faisant le chroniqueur de son adolescence passée à Narbonne, il atteint à une extraordinaire poésie de l’ordinaire tout en livrant une méditation profonde sur le pouvoir de vérité du cinéma. Cette fois, les spectateurs dédaignent, à tort, ce conteur qui conte pourtant leurs existences.

La mort dans l’âme, Eustache renoue avec les films précaires, imprévus, sans créneau et reste ainsi fidèle à son désir de ne pas tourner à tout prix, quitte en payer le prix… «Une sale histoire» (1977), «œuvre-clef sidérante et jubilatoire» (Jean-Michel Frodon), une deuxième «Rosière de Pessac» (1979) pour filmer le temps qui passe, «Le Jardin des délices », (1980), analyse délirante du tableau de Bosch, «Les Photos d’Alix» (1980) dont le son et l’image ne vont pas forcément de pair, «Offre d’emploi» (1980), commentaire ironique de sa situation de cinéaste et puis… plus rien! Le 5 novembre 1981, Eustache a refermé pour toujours sa porte où, disait-il, il aurait tant aimé écrire: «Jean Eustache, cinéaste pour noces et banquets».

En marge des trois «programmes» constitués en hommage à l’auteur de «La Maman et la putain», Passion Cinéma donne l’occasion de voir ou revoir les dernières films en date de certains de ses «continuateurs» actuels — dont, en grande première, «Victor… pendant qu’il est trop tard», le deuxième long métrage de Sandrine Veysset, cinéaste inspirée du superbe «Y aura-t-il de la neige à Noël»?

Vincent Adatte