«S’il te plaît, dessine-moi un mouton»

Caméra-stylo, programme n°79 |


Par son sujet, le merveilleux film du Japonais Takeshi Kitano s’inscrit dans une tradition cinématographique déterminée, qui comprend tous les films qui développent leur argument autour de la rencontre préméditée ou non d’un adulte et d’un enfant. «L’été de Kikujiro» rejoint donc dans ce ciné-panthéon d’un genre un peu particulier une petite bande de chefs-d’œuvre inoubliables que l’on pourrait regrouper sous l’intitulé «S’il te plaît, dessine-moi un mouton», bien évidemment en hommage au «Petit Prince» de Saint-Exupéry; des chefs-d’œuvre comme «Le voleur de bicyclette» de Vittorio de Sica, «Alice dans les villes» de Wim Wenders, «Gloria» de John Cassavetes ou encore le trop méconnu et sublime «Les contrebandiers de Moonfleet» de Fritz Lang.

La rencontre

La rencontre de l’adulte et de l’enfant est au cœur des enjeux cinématographiques primordiaux, c’est sans doute pourquoi elle a capté l’attention des grands cinéastes. Entre l’enfant et l’adulte, c’est d’abord une affaire de regards: Antonio dans «Le voleur de bicyclette» (1948) est sans cesse confronté au regard de son petit garçon, se sent jugé par lui; littéralement, c’est pour être capable de soutenir à nouveau ce regard, qu’il se lance à corps perdu à la recherche de son vélo, son précieux «outil de travail»! D’autres projettent sur l’enfant qu’ils croisent en chemin le fantôme de leur enfance, disparue ou introuvable; ils font alors un bout de chemin avec ce «double», animé par l’espoir insensé de retrouver en sa compagnie un parfum, une sensation, d’un temps à jamais enfui. Par un effet de symétrie mystérieux, la fuite constitue souvent le motif de leur trajectoire désespérée, à l’exemple d’un Butch Haines (Kevin Costner), antihéros piégé par le «Monde parfait» (1994) de Clint Eastwood. Las, l’impossibilité pour eux de recouvrer ce qu’ils n’ont jamais eu les entraîne dans une impasse forcément tragique.

Attention, les enfants nous regardent!

Parfois de croiser le regard de l’enfant ranime soudain chez l’adulte défait ou corrompu un sentiment qui était profondément enfoui au plus profond de l’âme. Pour être à la hauteur de ce regard qui idéalise encore le spectacle du monde et les actes des hommes, cet adulte-là se sent prêt à accomplir quelque folie rédemptrice, comme, par exemple, celle de regagner l’estime de soi. C’est ce que fera Jeremy Fox (Stewart Granger), noble déclassé des «Contrebandiers de Moonfleet» (1955) de Fritz Lang, qui paiera pourtant cher son sursaut de dignité. Comme l’a si magnifiquement montré Wim Wenders dans «Alice dans les villes» (1974) ou Théo Angelopoulos avec «Paysages dans le brouillard» (1988), se glisser dans le regard de l’enfant permet parfois de réinventer la réalité, de la régénérer ou de la réprouver au nom de l’innocence perdue. Enfin, pour certains laissés-pour-compte, la rencontre avec l’enfant constitue l’occasion ou jamais de renouer avec l’imaginaire, le jeu, ce qui leur permet pour un temps d’effacer toute les atteintes de l’existence, tel le miteux mais grandiose «Kikujiro» du film de Kitano ou la sublime «Gloria» (1980) dans celui de John Cassavetes.

Vincent Adatte