Sauve qui peut (le cinéma)

    Caméra-stylo, programme n°207 |

      Du 5 octobre au 15 novembre, Passion Cinéma présente un cycle de sept films réunis sous un intitulé en clin d’œil à «Sauve qui peut (la vie)» de Jean-Luc Godard. De Ken Loach à Marie-Castille Mention-Schaar, en passant par Oliver Stone, Nicole Garcia, les frères Dardenne ou Asghar Farhadi, les auteurs et défenseurs du septième art s’opposent à la propagande et aux dérives audiovisuelles en manifestant un souci du réel à même de nous faire apprécier la vie à sa juste valeur, sans jamais faire l’impasse sur ce qui la broie… Ne manquez pas leurs fictions révélatrices de notre réalité, tout comme le documentaire du cinéaste-photographe Benoît Lange, proposé en sa présence!

        camera-stylo_207-08_WEB

          Il importe de lire le livre du cinéaste et essayiste Jean-Louis Comolli, «Daech, le cinéma et la mort», récemment paru aux éditions Verdier. Sans ambages, il montre comment ce «groupuscule» a non seulement tué des centaines d’innocents, mais aussi complètement dévoyé le cinéma considéré jusque-là comme «l’art de la vie».

          Totale impuissance

          Il faut savoir que Daech possède une unité de production audiovisuelle nommée Al-Hayat («la vie» en arabe, comble d’ironie), qui constitue un véritable studio de cinéma. Depuis plusieurs années, des recrues, le plus souvent américaines et allemandes, réalisent avec des moyens toujours plus sophistiqués des milliers de vidéos qui, comme l’écrit si justement Comolli, accomplissent les trois actions clefs du cinéma: cadrer, filmer, diffuser. Pour une scène terrifiante d’égorgement collectif, une dizaine de caméramans se sont employés à respecter la fameux précepte du «montage interdit» énoncé par le très regretté André Bazin, qui y voyait l’expression éthique la plus haute du documentaire, en s’ingéniant à filmer dans le même cadre la victime et son bourreau, pour attester de la vérité de la scène. Comme dans les films hollywoodiens, qu’ils prennent visiblement pour modèles, ces techniciens de la mort donnée en spectacle enrobent leurs images monstrueuses d’effets spéciaux, de génériques interminables et de musique tonitruante. Pour nous autres spectateurs, qui ne sauraient jouir de telles monstruosités, le visionnement de ces clips est insupportable, car il atteste de notre totale impuissance.

          Contrat rompu

          Pour mémoire, le contrat tacite plus que centenaire passé par le cinéma avec son public le temps de la projection induisait jusqu’ici la mort factice de ses personnages. Nous savions alors qu’il ne s’agissait que d’acteurs. Après avoir trépassé devant la caméra, ceux-ci se relevaient et passaient à autre chose. Ce savoir implicite nous permettait de flirter avec Thanatos sans péril, avec parfois une réelle plus-value existentielle, comme un apprentissage à blanc de notre finitude. De fait, Daech a rompu ce contrat, car ses «figurants» ne jouent qu’une fois et ne reviennent pas à la vie. Comme l’explique Comolli, les images produites par le El Al-Hayat Media Center (sic) ont ceci de terrible qu’elles rendent impuissant le spectateur à «empêcher imaginairement ce qui se passe sur l’écran», il doit subir ou fermer les yeux (écartons l’idée affreuse que certains pourraient s’en délecter). Cette sensation d’impuissance procède d’un véritable terrorisme de l’image, un crime qui attente à la dignité du cinéma en tant qu’art.

          Spectateurs partenaires

          Que faire contre cette catastrophe, qui entachera durablement l’ère nouvelle du numérique (à ce qu’il semble les vidéos de Daech ont été visionnées à des millions de reprises), sinon lui opposer toujours et encore le cinéma qui fait des spectateurs des partenaires doués d’intelligence et de sensibilité, aptes à célébrer la vie par films interposés, aussi difficile soit-elle. C’est ce que s’évertuent à faire les frères Dardenne ou Ken Loach depuis des décennies, en tournant des films que nous ne subissons jamais, mais qui, au contraire, nous interrogent et en appellent à notre responsabilité d’êtres humains… Sauve qui peut (le cinéma)!

          Vincent Adatte