«Pommes de discorde»

    Caméra-stylo, programme n°183 |

      Du 8 mai au 18 juin, Passion Cinéma dévoile l’art du conflit dans son infinie diversité à travers six films inédits, dont trois programmés dans le sillage du Festival de Cannes – de la confrontation violente de «Only God Forgives» de Nicolas Winding Refn à l’anamnèse du «Passé» de Asghar Farhadi, qui figurent parmi les favoris sur la Croisette, en passant par le très intrigant «Mur invisible» de Julian Roman Pölsler, le conflit idéologique de «Hannah Arendt» de Margarethe von Trotta et le mariage forcé de «Fill the Void» de Rama Burshtein, sans oublier la rébellion factice des adolescentes de «The Bling Ring» de Sofia Coppola… Attention, horaires sous réserve de modifications, Cannes oblige!

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      Héritée de la tragédie grecque et de ses héros très contrariés, la notion de conflit est devenue la «tarte à la crème» de la plupart des manuels de scénario. En dehors du conflit, pas de salut pour un film, s’accordent à dire les fameux «script docteurs» dont l’intervention se résume souvent à faire entrer dans le moule commercial les «divagations» des pauvres auteurs solitaires! L’idée de digression, pourtant au cœur de la littérature du dix-huitième siècle, est désormais devenue persona non grata dans les milieux de la production, seule une poignée d’irréductibles, tel le Géorgien et octogénaire Otar Iosseliani (qui recevra un Léopard d’honneur au prochain Festival de Locarno), osent encore braver cet interdit en faisant de la liberté de raconter leur principe souverain! Dans son oppressante majorité, le cinéma persiste donc à épuiser l’héritage du roman réaliste du dix-neuvième, en faisant du conflit et de sa possible résolution la pierre philosophale qui transformera à coup sûr le film en espèces sonnantes et trébuchantes, tablant sur l’idée qu’il n’y a pas de spectacle plus réconfortant pour le spectateur que celui du règlement à l’amiable ou par l’usage de la violence des problèmes, antagonismes, brouilles, litiges et autres bisbilles interhumaines!

      Des conflits en veux-tu en voilà

      Remis au pinacle, les scénaristes, qui sont des gens bien cruels, s’ingénient à multiplier les obstacles et épreuves dont le héros, par nécessité, devra faire son affaire! A en croire certains théoriciens du scénario, il existerait au moins une dizaines de types de conflits: affectifs, stratégiques, d’intérêts, d’idées, éthiques, moraux, sans oublier ce bon vieux cinéma catastrophe qui ranime le mythe de la nature vengeresse! Partant, les films fonctionnent presque tous sur le même principe dramatique: une marche forcée et réductrice qui commence par l’exposition du conflit, se poursuit par l’illustration du théorème «tout obstacle doit être proportionnel à la force de la nécessité à laquelle il s’oppose» (une perle!), avant de se boucler sur la soi-disant résolution tant attendue, donnant matière dans presque tous les cas à un très quelconque happy end.

      Subvertir le modèle

      Pour notre plus grand bonheur, nombreux sont les grands cinéastes qui se plaisent à subvertir cette structure un brin lénifiante. Songeons par exemple au final grandiose de «Chinatown» (1974) où Polanski confère à sa «résolution» une effroyable amertume, ou encore à la fin faussement bonhomme des «Contrebandiers de Moonfleet» (1955) qui voit Fritz Lang feindre de se soumettre à la morale patriarcale, alors qu’il enferme son jeune héros dans une névrose liberticide sans retour… Avant d’observer sa pause estivale coutumière, Passion Cinéma a sélectionné parmi les prochaines sorties six films (dont trois seront passés à Cannes) qui abordent de façon renouvelée, voire radicale, l’antienne du conflit! Du mur invisible de «Die Wand» à la bataille d’idées de «Hannah Arendt», en passant par l’anamnèse douloureuse du «Passé», le mariage contraint de «Fill the Void» et le calvaire fascinant de «Only God Forgives», dont l’auteur implacable ne peut être en aucun cas soupçonné de «happy ending», sans oublier «The Bling Ring» et ses adolescentes virtuelles, absolument indifférentes au principe de réalité qui, jadis, régissait impitoyablement nos rapports humains.

      Vincent Adatte