Paysage dans le brouillard

Lion d’argent à la Mostra de Venise 1988 | Prix du Meilleur film européen 1989
de Theo Angelopoulos |
avec Michalis Zeke, Tania Palaio-logou, Stratos Tzortzoglou, etc.

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      «Paysage dans le brouillard» est — encore — un voyage. Le voyage d’une fille de douze ans, Voula, et de son frère Alexandre, cinq ans, qui décident un jour de partir retrouver leur père en Allemagne. Mais ce père lointain n’existe pas; leur mère l’a créé de toute pièce pour refouler son abandon — comme la Grèce d’aujourd’hui veut oblitérer son inavouable Histoire. Alors ces enfants rêvent éveillés d’un voyage symbolique vers la frontière, une frontière au delà de laquelle ils trouveront, espèrent-ils, leur propre histoire; comme le conte qu’il se répètent, chaque nuit, mais qu’ils ne parviennent jamais à achever.

      Ce trajet initiatique vers la mort, la vie, la violence et l’amour, dans un paysage imaginaire qui figure la Grèce d’aujourd’hui, est aussi, en parallèle, celui du cinéaste Théo Angelopoulos dans le brouillard de sa mémoire et de son propre cinéma. Après ses trois premiers films «historiques» («Jours de 36», «Le Voyage des comédiens» et «Les Chasseurs») qui reflétaient le passé traumatique de la Grèce dans le miroir d’un présent amnésique, le cinéaste a décidé de faire face à l’individu — tel qu’il vit le présent et tel qu’il rêve le futur.

      «Paysage dans le brouillard» clôt un tryptique, composé de trois voyages intérieurs à la recherche d’une identité. Un triple voyage entamé en ‘84, dans «Voyage à Cythère», avec le retour en Grèce d’un ancien résistant après trente ans d’exil, rejeté par son pays comme une blessure du passé, et continué en 1986, avec cet «Apiculteur» qui faisait littéralement le vide de ce passé et partait traverser la Grèce avec ses abeilles.
      Après ces images de deux générations différentes, Angelopoulos a alors achevé son tryptique sur les enfants (symboliques) de l’Apiculteur: Voula et Alexandre plient sous le poids de leurs ancêtres, ils voyagent aux creux de la Grèce comme au creux du cinéma d’Angelopoulos.

      Sur leur route, Voula et Alexandre croisent ainsi les comédiens d’«O Thiassos». Plus personne ne veut assister à leur vaudeville traditionnel qui porte en lui les stigmates de l’Histoire; comme la Grèce, ils ont perdu leur rôle, vidé de sens. Mais ils sont toujours là, tous présents comme en ’39, comme en ’52, comme en ’75 lors de la sortie du film. Dans un paysage de poésie où l’Histoire s’est effacée dans la brume, les comédiens parlent désormais en marchant sans but, et disent à haute voix non plus les textes de la pièce qu’ils ont si souvent récitée, mais les textes du film qu’ils ont interprété. C’est ainsi aux personnages perdus d’une fiction désormais inutile (celle de la Grèce et de ses mythes) que se confrontent Alexandre et Voula; perdus, comme Oreste, leur ami et confident, qui n’a plus de rôle à jouer.

      Mais — innocents encore — ces enfants portent aussi en eux une image d’espoir, tout entier contenu dans la dernière image du film: le paysage de brouillard se déchire et laisse entrevoir un arbre, signe de vie, espace imaginaire d’un devenir possible pour ces enfants de la Grèce — et du cinéma. Cet arbre, volontairement identique à celui du grand père du «Voyage à Cythère», signifie pour Angelopoulos le passage dans un nouveau paysage filmique qui serait justement celui de l’espoir. «Je veux croire que le monde sera sauvé par le cinéma» dit-il. Un espoir qu’il répète plus encore en retrouvant son paysage là où il s’était arrêté, à la frontière, dans «Le Pas suspendu de la cigogne».
      TOPIO STIN OMICHLI, Grèce / France / Italie, 1988, couleur, 2h; programme n°4

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