«Le Diable probablement»

Caméra-stylo, programme n°54 |


Sur le plan historique, le Diable et l’invention chère aux frères Lumière semblent avoir partie liée depuis belle lurette. Songeons seulement que déjà le montreur de Lanterne magique, cet ancêtre du cinéma, remportait son plus beau succès en faisait apparaître Méphisto dans son rond de lumière et, ce dès 1685! Et le premier Faust cinématographique a été réalisé par un certain Georges Hato au début de 1897, soit un plus d’une année après la première séance publique du Cinématographe. A l’époque du cinéma primitif, faire apparaître Satan sur un écran tient encore de l’attraction foraine, et permet à un Georges Méliès la mise en scène d’un «film à truc» mémorable; ce dont le père de la fiction cinématographique ne s’est pas privé, tant dans «Le Cabinet de Méphistophélès» (fin 1897), «Faust et Marguerite» (idem), «La Damnation de Faust» (1898), «Faust aux enfers» (1903), que dans le «remake» de son premier «Faust et Marguerite» (1904).

La lumière et les ténèbres

Le Cinématographe devenu le septième art, les cinéastes ont peu à peu fait du Diable une affaire de style. Les ténèbres sataniques opposés aux blancheurs immaculées du Bien servent à merveille le potentiel plastique du film noir et blanc muet. Tout l’Expressionnisme allemand tient dans cet affrontement entre la lumière et l’obscurité où se cachent les forces du mal. Le sublime «Faust» de F.W. Murnau (1926) atteignant la perfection en la matière — notamment avec ce plan inoubliable de l’ombre de Méphisto recouvrant peu à peu les maisons stylisées du village décimée par la peste! Avec l’avènement du cinéma parlant, le Diable perd certes un peu de sa puissance plastique, mais peut par contre renouer avec l’une de ses armes favorites: l’art du discours, de la parole enjôleuse, qui tout à la fois séduit et trompe… Advient alors le triomphe du comédien qui campe la figure satanique. Il faut avoir vu l’incroyable et démoniaque Jules Berry dans «Les Visiteurs du soir» (Marcel Carné, 1942) ou Michel Simon en Méphisto inégalable dans «La Beauté du Diable» (1949) de René Clair, pour saisir toute la portée de cette évolution.

Méphisto à Hollywood

Dès les années septante, le cinéma entreprend sa révolution technologique: ainsi disparaît tout un art de suggérer la présence diabolique que la primauté du Parlant n’avait en rien entamé — comme le prouve la beauté lumineuse des «Visiteurs du soir»… Le Diable opère désormais à vue, fait de ses métamorphoses monstrueuses le seul spectacle. Autrement dit, Satan se manifeste par le biais d’effets spéciaux qui attestent de sa toute-puissance. Tourné en 1976 par Brian de Palma, «Carrie au bal du Diable» illustre à merveille ce qui, après tout, constitue peut-être une sorte de retour au cinéma «forain» du type Méliès! Prenant acte de ce changement, Méphisto a désormais établi ses quartiers à Hollywood: le recours de plus en plus fréquent à l’image de synthèse lui assure une visibilité absolue de ses pouvoirs, comme le prouve l’ébouriffant «La Mort vous va si bien» (1992) où le metteur en scène américain Robert Zemeckis jette un sort abominable à ses deux actrices Meryl Streep et Goldie Hawn. Mais tous les cinéastes ne se sont pas résolus à emprunter cette voie infernale (du moins au niveau des coûts). Un auteur comme le Hongrois István Szabó a voulu rendre au diable sa figure humaine; résultat son «Méphisto» (1981) constitue une transposition et une actualisation du mythe de Faust d’une rare puissance. «Dead Man» (1996), le dernier film en date de Jim Jarmusch, témoigne lui aussi de cette possibilité: retrouvant la magie du «vieux» noir et blanc, l’auteur de «Stranger Than Paradise» a réalisé une descente extraordinaire aux enfers.

Quand nous vous disions que le cinéma, depuis ses débuts, n’a cessé de fricoter avec le Démon… Car, entre nous soit dit, ce cycle ourdi avec la complicité des esprits malins de la Bibliothèque publique universitaire de Neuchâtel a de quoi damner son spectateur!

Vincent Adatte