«John Cassavetes»

Caméra-stylo, programme n°52 |


Né en 1929, à New York, fils d’un homme d’affaires d’origine grecque, John Cassavetes aurait pu être une vedette du star-système: acteur remarquable et, dès 1953, remarqué, il fait faux bond à Hollywood (qui lui faisait pourtant les yeux très doux) en réalisant entre 1958 et 1959 «Shadows». Financée par souscription, filmée en extérieurs, loin des grands studios, interprétée par des inconnus, cette «improvisation dialoguée» tournée en 16mm avec des moyens ridicules est saluée comme le manifeste du «nouveau cinéma américain indépendant». Alléchées, les «majors companies» hollywoodiennes tentent de récupérer le «phénomène»: filmant la déchéance d’un musicien de jazz («Too Late Blues», 1962), Cassavetes s’efforce de poursuivre sur la lancée stylistique de son premier long métrage, mais se heurte à l’incompréhension de la Paramount qui produit le film. Sa seconde expérience hollywoodienne, «Un enfant attend» — réalisé en 1963 avec Burt Lancaster, Judy Garland et de vrais enfants «anormaux» — tourne aussi à l’échec… Il renie ce film remonté contre son gré et revient au 16mm et au moindre budget avec l’extraordinaire «Faces» (1968).

Acteur et auteur

Le destin divisé de Cassavetes a dès lors trouvé sa forme: rejeté par Hollywood en tant que metteur en scène, il consent à exercer ses talents d’acteur dans des superproductions (comme «Les Douze salopards» de Aldrich ou «Rosemary’s Baby» de Polanski) pour financer ses films de cinéaste indépendant. Cette façon de procéder explique la brièveté de l’œuvre — seulement douze longs- métrages tournés entre 1958 et 1986 — et aussi sa singularité foudroyante. Entre deux rôles de composition (souvent le méchant de service), Cassavetes tourne avec ses amis techniciens et sa «famille» d’acteurs plusieurs films qui font tous date dans la «vraie» Histoire du cinéma — «Husbands» (1970), «Ainsi va l’amour» (1971), le bouleversant «Une Femme sous influence» (1974) qui remporte un succès «commercial» surprenant, tout comme le splendide «Gloria» (1980)… Son avant-dernier film, «Love Streams» (1983) remporte l’Ours d’Or du Festival de Berlin. Usé par son double emploi et sans doute un brin d’amertume, Cassavetes meurt en février 1989 à Los Angeles.

La méthode

«Tout film doit tirer son inspiration de l’instant», disait l’auteur de «Meurtre d’un bookmaker chinois» (1976). Faussement assimilé au mouvement du «cinéma-vérité» (à cause de «Shadows», film réellement improvisé), Cassavetes, dès son deuxième long métrage, a pris soin d’écrire soigneusement dialogues et scénarios. Effectuant d’innombrables répétitions avec ses acteurs, il modifiait leur texte au fur et à mesure, en fonction de leurs réactions et suggestions — «ces répétitions créatrices visaient à créer l’impression que les choses arrivaient pour la première fois», selon l’acteur Ben Gazzara. Grâce à cette méthode de travail, personnages et acteurs se rencontrent de façon miraculeuse; et de là vient cette sensation, vertigineuse et unique dans l’Histoire du cinéma, d’assister au surgissement de la vérité, de l’authenticité — «la vie qu’offrent ses films, loin d’être une copie, enrichit son modèle», comme l’a écrit le critique Vincent Amiel. Sur le plan de la mise en scène, la forme respecte complètement ce «projet» d’authenticité: la caméra en mouvement de Cassavetes suit constamment ses personnages; elle ne s’impose jamais: «J’essaie de laisser les acteurs aussi libres que possible dans l’espace; je ne peux exiger qu’ils se plient à des déplacements de caméra déjà préétablis».

Gena Rowlands

Non sans humour et tendresse (et parfois violence), Cassavetes s’est voué corps et âme à ce projet avec une sincérité absolue. C’est dans cet esprit qu’il a «métaphorisé» à maintes reprises dans ses films (notamment dans «Une Femme sous influence») sa condition de cinéaste indépendant luttant à armes inégales contre Hollywood (assimilé dans «Meurtre d’un bookmaker chinois» et «Gloria» à la Mafia). L’on ne peut conclure cette brève approche de l’œuvre de John Cassavetes sans évoquer la figure de l’immense Gena Rowlands — qui fut à la fois son actrice fétiche et sa femme — tant elle a fait corps avec son œuvre et sa destinée. Promise à la gloire, Rowlands a volontairement cassé son statut de star hollywoodienne en devenir pour suivre Cassavetes dans ses films «fauchés». L’auteur de «Une Femme sous influence» le lui a bien rendu en lui écrivant quelques-uns parmi les plus beaux rôles féminins qui aient jamais existé — songeons à l’éblouissant «Opening Night» où elle se révèle littéralement stupéfiante!

Vincent Adatte