Innocents

A voir dimanche 28 août 2016 à 1h40 sur Arte |

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Présentée à la Mostra de Venise en septembre passé, la dernière contribution de l’«ancien» Bernardo Bertolucci n’a guère suscité les passions sur le Lido. Cet accueil mitigé est des plus injustes, non seulement «The Dreamers» est un beau film, mais il dit aussi deux ou trois vérités très bien senties sur l’air du temps… Né à Parme en 1941, fils du critique et poète Attilio Bertolucci, assistant de Pasolini sur «Accatone» (1961) l’auteur du «Dernier tango à Paris» (1972) a élaboré une œuvre aux influences multiples, imprégnée des codes du théâtre et de l’opéra. «Prima della revoluzione» (1964), son premier long-métrage, pose (déjà) avec une acuité formidable le dilemme de l’intellectuel italien partagé entre l’engagement et le conformisme (l’un n’excluant malheureusement pas l’autre).

Peu enclin à faire siennes les naïvetés de l’époque, Bertolucci a toujours eu une longueur d’avance, voire plusieurs! Tourné en 1981, «La Tragédie d’un homme ridicule» (1981) est un chef-œuvre prophétique (et incompris à l’époque) préfigurant les bouffonneries du sieur Berlusconi. Avec un beau culot, le réalisateur du «Dernier empereur» (1987) établit avec «The Dreamers» (2003) son bilan de la dernière révolution ayant (presque) eu lieu en Europe, ce fort joli mai 68 que certains vouent aujourd’hui aux gémonies, de peur sans doute de mourir d’un assaut fatal de mélancolie.

Adapté d’un roman de l’écrivain anglais Gilbert Adair, «The Dreamers» s’attache aux pas de Matthew (Michael Pitt), un jeune étudiant américain qui s’immisce dans la relation incestueuse qui lie Isa (Eva Green) à son frère Théo (Louis Garrel). Outre leurs corps, les trois protagonistes partagent une passion identique pour le cinéma. Cinéphiles jusqu’au bout des ongles, ils hantent la Cinémathèque dont le directeur et fondateur, Henri Langlois, initiateur et inspirateur de la Nouvelle Vague, vient d’être démis de ses fonctions de délégué général par le Ministre de la Culture gaulliste (un certain Malraux). Renvoyé le 9 février 1968, Langlois sera réintégré le 2 mai de la même année, un jour avant que ne commencent les grandes manifs parisiennes. Pour Bertolucci, le lien est clair, mais il prend soin de le faire rétablir par Jean-Pierre Léaud, alter ego de Truffaut, filmé en 2003 sur la plate-forme de Chaillot.

Partant, le film devient passionnant. Mai 68 passe à l’arrière-plan, presque une rumeur, un son d’ambiance comme disent les ingénieurs du son. Alors que la rue s’époumone, Matthew, Isa et Théo se retirent et concrétisent à huis clos leurs désirs scandaleux. Ces trois s’aiment sans arrière-pensées, hors de toute culpabilité. Complice, Bertolucci filme avec grâce leurs étreintes, comme si, de cette ultime épopée occidentale, c’était là la seule trace qui resterait… L’innocence rendue au désir! A part le sexe, tout le reste était déjà virtuel, la faute au cinéma qui a fait de nous des rêveurs («dreamers») impénitents – Internet ne fait que parachever cette dépossession. De ce constat, Bertolucci ne conçoit aucune amertume, la sexualité étant sans doute chose bien plus importante à ses yeux!

The Dreamers
de Bernardo Bertolucci
France / Grande-Bretagne / Italie, 2002, 1h56