«Extinction des feux»

Caméra-stylo, programme n°178 |

Au commencement, à ce qu’on raconte, les premiers spectateurs s’extasièrent de la capacité du cinéma à reproduire le mouvement de la vie, au point qu’un slogan vanta très vite les charmes de la nouvelle invention en ces mêmes termes. Sous la forme d’instantanés mobiles correspondant à une prise d’environ quarante-cinq secondes, les vues (comme on disait à l’époque), procédaient d’une sorte d’innocence des origines. Feuillages animés par un vent imprévu, passants pressés déambulant dans la rue, fumerolles mouvantes des cheminées, ces vignettes procuraient à leurs consommateurs une sensation de jamais vu dont l’insignifiance merveilleuse permettait une adhésion au vivant des plus allègres. Certes, dès 1897, l’on avait fait assassiner devant la caméra de façon très théâtrale quelques personnalités historiques triées sur le volet. Le public vit donc mourir Jésus-Christ sur la croix, Marat au fond de sa baignoire et le Duc de Guise dans sa chambre, mais cela ne porta guère à conséquence, tant le plan était large et les malheureux protagonistes agonisant noyés dans un fatras de détails!

La faute au gros plan

Puis advinrent deux superbes trouvailles qui firent littéralement basculer le cinématographe dans son âge adulte et dévoilèrent l’envers inquiétant du «mouvement de la vie» puéril loué par les publicistes, brisant net la candeur des spectateurs pionniers: le gros plan et le montage. Lié au visage et à l’affect, le gros plan divulgua tant la douleur que le plaisir, l’enthousiasme que le désenchantement, restituant de suite la palette subtile, vibrante et versatile des émotions humaines. Les Erich Von Stroheim («Les Rapaces», 1924) et autres Carl Theodor Dreyer («La Passion de Jeanne d’Arc», 1928) ne se privèrent pas d’en faire usage pour exprimer toutes les facettes de l’être, avouables et moins avouables, instillant l’ambiguïté au cœur du spectacle cinématographique. Par le biais du gros plan, les passants anodins des frères Lumières ont définitivement perdu leur anonymat rassurant, au profit d’une «âme», avec toute la latitude morale que cela suppose.

Le beau souci du montage

L’autre «invention» qui a fait arriver le cinéma à maturité est encore plus agissante, car le montage l’a métamorphosé en l’art du temps par excellence. Voir un film, si tant est qu’il est d’une qualité supérieure, participe d’un travail de deuil qui nous apprend à concevoir notre finitude avec une acuité à laquelle aucun autre art ne saurait prétendre, hormis quelques fulgurances picturales. Avec «Amour», le cinéaste Michael Haneke donne à la prolepse cinématographique, que les Anglo-saxons désignent sous le vocable «flashforward» («saut en avant»), sa forme la plus ultime, la plus terrible aussi, en nous faisant vivre par anticipation l’extinction à laquelle nous sommes tous promis. Il n’est sans doute pas vain de rappeler que le cinéma a été considéré comme le septième art, à partir du moment où le montage s’est imposé… «Montage, mon beau souci», comme disait Jean-Luc Godard avec sa pertinence coutumière.

Vincent Adatte