«Entrons dans la danse !»

Caméra-stylo, programme n°78 |


D’emblée, une précision s’impose: Passion Cinéma n’a pas voulu présenter dans ce cycle endiablé des films sur la danse en soi (relations de ballets, documentaires sur tel ou tel phénomène chorégraphique, etc.), mais plutôt montrer comment la danse vient parfois contaminer le cinéma et ce, via des œuvres présentant justement ce genre de contamination — souvent bénéfique!

La preuve par la danse

Ce fut un heureux présage: la toute première censure cinématographique s’exerça au dépend de la «Danse serpentine» exécutée par une obscure disciple de Loie Fuller dans la vue n°765 du catalogue des frères Lumière! Voués à la grandiose tache de montrer aux spectateurs de l’époque que le cinéma, c’était du mouvement et surtout pas de la photo, les cinéastes primitifs, en guise de preuve indubitable, truffèrent leurs vues de danses diverses (espagnoles, basques, bohémiennes, voire même japonaises); même un génie fondateur de la fiction comme Méliès n’hésitait pas à incorporer des moments de danse dans ses films — l’on retrouvera d’ailleurs ce type d’intrusion «chorégraphique» dans la plupart des comédies musicales américaines, produisant une saute dans la continuité narrative que seuls les grands metteurs en scène eurent les moyens de surmonter avec les armes du cinéma.

Un spectacle pur

Fasciné par le pouvoir de la fiction, le public des origines en eu vite assez de ce genre d’intermède tout en entrechats qui cassaient le fil de l’histoire. L’expression chorégraphique fut dès lors rapidement congédiée du grand écran. Cet ostracisme dura jusqu’en octobre 1927, date à laquelle fut présenté le premier film parlant (ou plutôt chantant), «Le chanteur de jazz» de Crosland. Dans le monde entier, la danse orchestra aussitôt son grand retour au cinéma, et même de façon tyrannique dans des pays «lointains» qui soit dédaignaient la dramaturgie tendue à l’occidentale (comme l’Inde), soit n’avaientt pas de tradition théâtrale (comme l’Egypte); le pur spectacle de la danse et du chant apparaissant dès lors aux yeux des investisseurs œuvrant dans ces cinématographies comme un moyen sûr d’attirer le plus large public.

Une union impossible

Aux Etats-Unis, patrie du «show« par excellence, ce retour fut à l ‘origine de la création de l’un des genres les plus représentatifs d’Hollywood, la comédie musicale. Les pauvres cinéastes sont mis devant le fait accompli et s’efforcent d’instaurer un équilibre précaire entre leur contenus narratifs et les segments dansants imposés. Dans la plupart des cas, l’«histoire» cédait piteusement le pas devant les numéros musicaux qui constituaient alors autant de morceaux de bravoure scandant une esquisse d’intrigue — d’où une certaine tendance à ce type de légéreté superficielle auquel nous a habitués depuis longtemps l’opérette. Certains grand studios trouvèrent alors une première parade (comme ceux de la RKO) en situant les intrigues dans les coulisses du spectacle, ce qui avait pour avantage de ne pas rompre l’unité du récit; les numéros chorégraphiques étant quasi dansés en situation — c’est Fred Astaire qui fut le maître incontesté de cette nouvelle évolution de la comédie musicale américaine.

Répondre au défi

Dans les années cinquante, ce fut le grand tournant: à la MGM, un certain Arthur Freed incita les grands metteurs en scène de son écurie à répondre au défi lancé au cinéma par la danse. Stanley Donen, Vicente Minelli eurent alors le geste «révolutionnaire» de surmonter la discontuinité entre danse et réalisme en inversant le rapport: leurs histoires se sont du coup inscrites dans une perspective onirique, volontairement irréaliste. La danse alors pouvait surgit sans heurts, en donnant la profondeur et le mouvement du monde à cet univers volontairement «à plat» — dans le sublime «Chantons sous la pluie» (1952), Gene Kelly entre en danse comme on entre dans un rêve… Il n’y a plus aucune différence entre l’espace chorégraphique et celui de la narration. Ce fut paradoxalement le chant du cygne du genre, car le grand public ne goûta que modérément cet indétermination créatrice entre rêve et réalité. Pour notre plus grand bonheur, de temps à autre, un cinéaste, de par le monde, parvient à renouer avec cette formule magique où danse et cinéma ne font plus qu’un — à l’instar du Taïwanais Tsai Ming-liang et de son magnifique «The Hole».

Vincent Adatte