«En garde, les avant-gardes !»

Caméra-stylo, programme n°68

Comme tous les arts, le cinéma, malgré sa «jeunesse centenaire», a déjà derrière lui toute une histoire faite de ruptures, d’attentats, de coups de force, de vraies et fausses révolutions. Parce qu’elle tient à la fois de l’art et de l’industrie, cette invention sans avenir, pour reprendre le mot mythique de Louis Lumière, a vécu et vit encore cette histoire sur un mode particulièrement intense, passionnel.

Le cinéma pur

Durant les vingt ans qui suivent sa naissance, le cinéma(tographe) est forcément d’avant-garde, mais sans le savoir, car tout est à inventer: les Lumière, Mélies, Feuillade et autre Griffith inventent littéralement l’objet film, élaborent ses premières règles narratives. Ce n’est qu’après la Grande Guerre que la notion d’avant-garde, qui s’applique jusqu’alors surtout à la peinture, vient hanter le Septième Art: Des cinéastes français comme Abel Gance, Marcel L’Herbier, Jean Epstein ou Louis Delluc tentent de définir un concept de «cinéma pur», un cinéma qui serait débarrassé de ses scories théâtrales; leurs recherches s’exercent sur le seul plan visuel, film muet oblige — trucages optiques, cadrages savants, montage dyna-mique, etc.. Pour Germaine Dulac, l’une des grandes figures du «cinéma pur», une œuvre peut être dite d’avant-garde, si elle présente des «découvertes susceptibles d’acheminer les films vers la forme cinématographique des temps futurs».

L’esprit du temps

A la même époque, l’Allemagne connaît dès 1919 aussi son grand mouvement avant-gardiste qui touche à la fois le théâtre, la peinture et le cinéma: l’expressionisme. Contrairement aux cinéastes français qui prétendent être guidés par leurs seules préoccupations artistiques, les cinéastes expressionnistes allemands, les Lang, Murnau, Wiene, Pabst, souhaitent traduire l’«esprit du temps», un temps «instable», marqué par la misère sociale, la boucherie absurde de la première guerre mondiale et la découverte de la force de l’inconscient par Freud. La troisième grande «incarnation» de l’avant-garde prend corps en octobre 1917, quand éclate la révolution bolchevique. Défini par Lénine comme «étant de tous les arts, le plus important», le cinéma (soviétique) devient un véritable laboratoire d’idées fabuleuses, d’expérimentations audacieuses, où les Koulechov, Eisenstein, Poudovkine, Vertov, Barnet et autre Dovjenko élaborent leurs versions grandioses de l’utopie communiste.

Après les camps

Mais la deuxième guerre mondiale et la réalité indicible des camps jettent une ombre mortelle sur la «magie» du cinéma qui, partout, a été détourné à des fins de propagandes mensongères. Dès 1945, les cinéastes italiens délaissent les studios; voulant renouer avec une morale, une éthique du cinéma, ils essayent de capter un peu de réel dans un pays en ruines, privé de repères. Dans les derniers feux de la guerre finissante, Rossellini, De Sica, Visconti, Fellini jettent les bases du néoréalisme qui prend en compte l’ambiguité fondamentale du cinéma – quelques années auparavant, un Orson Welles, en empruntant des voies complètement différentes, est arrivé au même constat.

Nouvelles vagues

Un brin trop héroïco-militaire, le terme d’avant-garde n’est plus trop en usage; on va désormais lui préférer le terme de «nouvelle vague» — soi-disant lancé par Françoise Giroud en couverture de l’Express du 3 novembre 1957! Ourdie par les jeunes turcs œuvrant aux Cahiers du Cinéma (Godard, Truffaut, Rivette, Rohmer, Chabrol et compagnie), la «nouvelle vague» constitue une réaction salutaire à l’état déplorable du cinéma français qui, suite au grand refoulement de la Libération, a continué son bonhomme de chemin sans trop se poser de questions. A par-tir des années soixante, le phénomène «nou-velle vague» va prendre une ampleur in¬ternationaliste et même devenir un classique de l’histoire récente du cinéma.
Ce «classique» de notre modernité cinématographique peut s’énoncer de la manière suivante: Quand une cinématographie, pour des raisons économiques ou politiques, sacrifie tout à la production commerciale et souvent «taylorisée», à l’industrie réductrice des films de genre, tôt ou tard surgissent des mouvements régénérateurs qui pratiquent un cinéma d’auteur en opposition avec une tradition sclérosée; c’est ainsi que sont apparus la «nouvelle vague» française, le «cinéma novo» brésilien, le «free cinéma» anglais, l’«école de Prague» (Forman, Passer, Nemec). Durant les années quatre-vingt, ce phénomène s’est étendu à l’Asie — Hongkong, Taïwan, la Corée du Sud, etc..

Vincent Adatte