«Cinémas du réel»

Caméra-stylo, programme n°51 |

1926: le cinéaste et théoricien anglais John Grierson fait pour la première fois usage du terme «documentaire» dans son acception actuelle. 1995: l’industrie américaine reconnaît le genre en créant une catégorie spéciale pour les nominations aux Oscars. Entre ces deux dates fondatrices a eu lieu un formidable débat, souvent polémique, pour tenter de définir le cinéma documentaire et ce, à coups de grandes envolées parfois franchement utopiques.

Une attitude morale

Au jour d’aujourd’hui, les vrais cinéastes œuvrant dans le genre sont moins dupes d’eux-mêmes et ont presque tous renoncé à montrer la réalité «toute nue»; pour la plupart d’entre eux, faire un film documentaire consiste surtout à montrer les limites du cinéma dans ses prétentions à dévoiler la vérité. Conscient de délivrer un point de vue sur le réel (plutôt que le réel lui-même) par le biais des images et des sons, ils méditent et mettent en question cette immense responsabilité — tourner un documentaire, a écrit Godard, c’est adopter «une attitude morale».

A l’heure actuelle, cette responsabilité devient presque écrasante: l’avènement de l’ère audiovisuelle, flanquée de sa fameuse information instantanée (qui constitue une dangereuse fumisterie), charrie un flux d’images qui ne procèdent guère d’une «attitude morale» et dont la conception ne fait plus débat. Beauté, rigueur, émotion et honnêteté intellectuelle menacent d’être emportés par ce maelström cathodique que personne, dans l’Institution Télévision, ne semble être en mesure de contrôler.

Le documentaire de création

Bien qu’ils soient désormais le plus souvent produits par cette même Télévision, les vrais cinéastes documentaires s’efforcent de se démarquer de cette régression catastrophique en faisant valoir leur différence qui est le produit, comme nous l’avons constaté plus haut, de près de «septante ans d’intelligence» — d’où l’apparition en France de la notion quasi officielle de «documentaire de création». Pratiquant l’art de la distance, de l’humilité, de l’écoute, de la mémoire, de l’auto-réflexion, les vrais cinéastes documentaires sont devenus malgré eux des activistes politiques, dans le sens où ils s’opposent forcément à la culture audiovisuelle dominante en cultivant ce type de «valeurs» cinématographiques.

Très loin de l’antédiluvienne distinction entre documentaire et fiction (reprise et ânonnée par la télé pour mieux tromper son public), les activistes des cinémas du réel déjouent de plus en plus ce faux problème (est-ce faux, est-ce vrai?) en s’attachant à décrire le regard que portent sur le monde des personnes existantes — le documentaire devenant dès lors un moyen de rendre compte de la «vérité» de nos productions imaginaires.

A la place de l’autre

Passion Cinéma se fait donc l’écho de cette évolution en présentant une sélection passionnante de documentaires inédits qui, tous ou presque, s’effacent devant le regard ou l’imaginaire d’une autre personne: l’artiste Niki de Saint-Phalle, le poète sud-africain Breyten Breitenbach, le dessinateur américain Crumb, l’agitateur Markus Jura Suisse, un guérisseur, des musiciens juifs ou un petit entrepreneur en mets pré-cuisinés…

En accordant à ces personnes existantes la durée long-métrage et la plénitude du grand écran, les vrais cinéastes documentaires raniment alors une vertu cinématographique oubliée par les as du tout audiovisuel: l’empathie ou, autrement dit, la faculté de se mettre à la place de l’autre, d’éprouver et de ressentir au plus profond la différence qui nous unit.

Vincent Adatte