«Cinéma et monde ouvrier»

    Caméra-stylo, programme n°37 |

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      Ironie du sort, ouvriers et ouvrières ont été les héros involontaires du tout premier film de l’Histoire du Cinéma. Tourné en 1894, «La Sortie des Usines Lumière» montre les employés des Frères Lumière sortant du bâtiment lyonnais où fut élaboré le cinématographe. Cette «première» documentaire resta longtemps sans lendemain. Pendant des décennies, filmer la sortie d’une usine à l’état brut allait passer pour une hérésie. Après ce départ en fanfare, la suite s’avéra donc moins glorieuse. Le monde du travail fut pris à parti par le cinéma selon deux modes différents: sa quasi inexistence ou son exploitation à des fins idéologiques. Contrôlé par les grands trusts, Hollywood, durant des lustres, n’a pas laissé passer une image! A témoin, le sous-genre dit «des films sociaux», qui s’est développé sous la présidence Roosevelt (entre 1932 et 1940), a montré des délinquants, des filles-mères, des chômeurs, mais jamais, au grand jamais, des ouvriers considérés sur leur lieu de travail. Ce tabou aura exercé ses effets jusqu’au début des années 60; l’un des rares films brisant cette omerta, «Le Sel de terre» (1954), d’Herbert Biberman (emprisonné sous le maccarthysme), qui décrit une grève de mineurs au Nouveau-Mexique, fut censuré à Hollywood.

      Détaillons le second mode caractérisant la prise en charge par le cinéma de la représentation de la classe ouvrière: l’exploitation à des fins idéologiques. Dès 1919, Lénine a nationalisé le cinéma, en décrétant que «de tous les arts, le cinéma est le plus important pour la révolution». Cette phrase a eu le don de propulser le monde du travail dans les studios… Pour le meilleur et, aussi, le pire! Pour le meilleur, avec le courant dit épique qui s’est développé dans les années 20: les Poudovkine, Djovenko et autre Eisenstein ont idéalisé le présent révolutionnaire en mettant en scène les foules du prolétariat travaillant comme un seul homme à concrétiser l’idéal communiste. La description des luttes ouvrières leur a servi de prétexte à des recherches plastiques exceptionnelles, mais qui ont relégué en coulisses le souci du réel. A l’avènement de Staline et de son sinistre réalisme socialiste, le prolétariat a continué d’endurer les mêmes avatars thématiques, mais sans la furia expérimentale de «La Grève» (1924), hélas!

      L’apparition du néo-réalisme a fait exploser l’alternative qui avait jusqu’alors prédominé (la quasi inexistence ou l’imagerie idéalisée). Dans les ruines de après-guerre (entre 1945 et 1953), laissés à eux-mêmes, les cinéastes italiens n’ont plus voulu représenter un réel déjà déchiffré; quittant les studios, les Rossellini, De Sica, Visconti, Fellini ou Antonioni se sont efforcés de capter la réalité la plus immédiate; ce faisant, ils ont donné la primauté aux personnages «principaux» du quotidien: simples ménagères, ouvriers, chômeurs, etc. Loin de le fondre dans une masse unanimiste, les cinéastes néo-réalistes ont doté le travailleur d’une véritable intériorité qui l’individualise.

      Tributaires de moyens cinématographiques «traditionnels» et donc très lourds, les ci-néastes néo-réalistes ont été contraints à opérer la reconstitution de la réalité «pure» qu’il visaient. Pour cette raison, ils ont dû travailler dans une optique «fiction» contredisant leurs premières intentions. A la fin des années 50, l’apparition des caméras 16mm légères et très maniables, d’appareils d’enregistrement sonore synchrones et sans fil va changer la donne: travaillant en petite équipe, le cinéaste peut coller au présent de la manière la plus étroite. Sous l’appellation «cinéma direct», une nouvelle génération de metteurs en scène américains indépendants tente d’élaborer une méthode documentaire plus objective. Les Richard Leacock, Frederick Wiseman, et autre Shirley Clarke fondent leur approche sur le son direct auquel l’image est désormais inféodée: le film devient alors un espace de communication où les protagonistes peuvent faire entendre leur point de vue. Grâce au cinéma direct, le monde ouvrier se montre pour la première fois dans sa réalité brute, intrinsèque; comme si l’on avait donné la parole aux employés mutiques qui sortirent des Usines Lumière un jour de 1894!

      Vincent Adatte