«La vie ordinaire»

Caméra-stylo, programme n°154 |

Partant de l’étonnement que suscite le spectacle cinématographique, Jean-Louis Schefer est l’un des nombreux théoriciens à disséquer le rapport du cinéma au temps. Selon lui, le film est «la seule expérience où le temps nous est donné comme une perception». Voir un film, c’est voir le temps passer. Conçu pour reproduire le mouvement en continu, le cinéma se sert de la durée à tous les niveaux – celui du métrage, celui de la narration, etc. C’est la raison pour laquelle toutes les réflexions théoriques sur le cinéma, de Bazin à Deleuze, examinent l’expérience temporelle. A son tour, Passion Cinéma aborde un temps à la fois particulier et commun à tous, celui qui consigne la vie ordinaire…

Des vues actuelles…

Comment ne pas le rappeler? Le 28 décembre 1895, vers dix-huit heure, lors de la première séance payante de cinéma, les frères Lumière font projeter au public parisien, assis dans le Salon Indien du Grand Café, un programme de dix films dont aucun ne dépasse une minute. Entre autres «courts», La Sortie de l’usine Lumière à Lyon montre pendant trente-huit secondes les ouvriers qui sortent de l’usine des inventeurs du Cinématographe. Attablés dans leur jardin, sous un arbre dont «même les feuilles bougent», des parents alimentent leur nourrisson dans Le Repas de bébé. Ces premières «vues actuelles», comme on les appelait, témoignent déjà de l’ordinaire, que ce soit sur le mode documentaire ou sur celui de la fiction.

…aux cinémathèques

Vers la fin des années 20, on se débarrasse de ces films muets, le cinéma étant désormais sonore. Plus de la moitié du patrimoine cinématographique disparaît dans la plus grande anarchie. Catastrophés par cette perte massive, des critiques français, dont Léon Moussinac, exigent en vain la création d’archives du film. C’est à Stockholm que naît la première d’entre elles: la Svenska Filmsamfundets Arkiv. Puis, les cinémathèques se multiplient, à Berlin sous l’initiative de Goebbels, à Londres, à New York et à Rome grâce à l’élan des ciné-clubs, et enfin à Paris en 1936. Mais il faut attendre 1950 pour assister à la fondation de la Cinémathèque suisse à Lausanne. Dès lors, le film, quel qu’en soit le domaine, le sujet ou la forme, devient l’archive par excellence!

Du filmique au non-filmique

Si, pendant de nombreuses années, les collections de films accaparent l’attention des historiens du cinéma, on assiste depuis peu à la redécouverte de l’archive «non-filmique», c’est-à-dire du document papier. Le cinémathécaire rassemble désormais non seulement des copies et des photographies, mais aussi des scénarios, des affiches, des livres, des dossiers de presse, comme le font les AVO (Archives de la Vie Ordinaire) qui cataloguent lettres et journaux intimes. Ces documents qui n’avaient pas trouvé grâce aux yeux des spécialistes regagnent leur légitimité.

Un spectacle extraordinaire

Avec le néoréalisme, le cinéma avait redécouvert le formidable potentiel de la vie de tous les jours. Aujourd’hui encore, les cinéastes, de Chabrol à Ozon, en passant par Sitaru ou Di Gregorio filment l’ordinaire – un pique-nique, une naissance, un séjour en famille, etc. – et, avec un regard qui le transcende, parviennent à y insuffler la métaphore, le suspense ou même l’irréalité. Et le cinéma de nous rappeler alors que, depuis son invention, il s’attache à réhabiliter de façon spectaculaire notre propre vécu!

Raphaël Chevalley