«Com ci com ça»

Caméra-stylo, programme n°163 |

Tous les experts en «com» le répètent en boucle: la communication est un passage obligé pour entrer en relation avec autrui. Partant, le cinéma peut et doit être considéré comme un outil de communication. L’absence de réponse possible, de rétroaction pour reprendre le jargon des spécialistes, constitue dès lors une malédiction ou une bénédiction, c’est selon. Face à un film, le spectateur est passif, pur réceptacle, dans l’incapacité de répondre dans l’immédiat. Dans cette perspective, le cinéma constitue un moyen rêvé de propagande. Sémiologue avant l’heure, Lénine avait le premier décelé cette qualité dévastatrice, au point d’en appeler à la constitution d’un outil cinématographique qui soit en mesure de fendre les crânes et d’atteindre la conscience des masses, avec toutes les manipulations que cela suppose. Depuis lors, le septième art n’a cessé de traîner derrière lui cette zone d’ombre, qui occulte les grands charniers de l’Histoire… Voilà pour la malédiction! Par chance, cette ambiguïté fondatrice a aussi déclenché, en réaction, des mouvements de réappropriation, de régénération, de refondation des pratiques cinématographiques dévoyées. Ainsi, le néoréalisme italien et son humble retour à un réel dépourvu d’artifices sont interprétés par maints historiens du cinéma comme une réaction à la litanie sans fin des films de propagande engendrés par la Seconde Guerre mondiale.

Œuvres d’art sans réplique

Venons-en maintenant à la «bénédiction»… Toute œuvre d’art est faite pour être appréciée sans qu’il y ait une possibilité de réplique pour celle ou celui qui s’y confronte. C’est même cette impossibilité de répliquer qui la fonde comme œuvre d’art. Le film qui accomplit mécaniquement sa projection, imperturbable, sans s’arrêter, sinon pour un entracte, remplit à la perfection ce critère. Le réalisateur présente ainsi sa vision du monde à un spectateur bloqué, mais consentant, sans qu’il ait à craindre la contradiction. Grâce à ce stratagème, les cinéastes les plus exigeants, tels Godard ou Hou Hsiao-hsien, peuvent grâce au ciel imposer leurs créations, si tant est qu’il existe encore des salles pour les montrer, ce qui est de moins en moins le cas, hélas!

De la difficulté de communiquer

Protégés de la sorte, les cinéastes, les vrais, offrent à leurs spectateurs de véritables blocs de perception desquels ils doivent eux-mêmes tirer du sens, à l’exemple de ce que fait Claire Denis dans son formidable «White Material» dont les enfants soldats nous poursuivent longtemps, éléments incontrôlables d’un réel qui se dérobe à notre entendement. D’autres mettent sur pied des dispositifs qui prennent au piège le spectateur trop avide de sens. C’est le cas du documentariste Nicolas Philibert, lequel nous incite avec l’extraordinaire «Nénette» à nous perdre en conjectures sur ce que peut bien nous communiquer un grand singe en captivité, si tant est qu’il communique quelque chose. Dans le sillage d’un Antonioni, d’un Bergman, nombre de grands réalisateurs ont fait et font toujours de la difficulté de communiquer, voire de son impossibilité, leur thème de prédilection. A l’heure où Internet (et sa vitesse de rétroaction fulgurante) laisse faussement accroire à une communication universelle, leur opacité obstinée agit comme un baume!

Vincent Adatte