«Bill Viola, visions stupéfiantes»

    Caméra-stylo, programme n°21 |

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      Fréquenter les œuvres de Viola contraint à un retour vers l’étymologie. Video, en latin, signifie «je vois»; de fait l’on peut placer sous cette exergue la finalité profonde de toute la pratique du vidéaste américain. Grâce à ses pouvoirs, la vidéo est à même de proposer des nouvelles façons de voir; ce faisant, Viola travaille à une libération du regard.

      Libérer le regard

      A l’en croire, cette libération consiste à lutter contre la pré-détermination qui structure notre regard: croyances, idéologies, habitudes, traditions, etc. concourent à cette pré-détermination. La conséquence la plus radicale du projet de Viola réside en l’abandon des modèles découlant du langage, de la narration, qui sont le fait du cinéma et de la télévision; d’une richesse sonore extraordinaire, ses bandes vidéo sont, par contre, dénuées de tout langage parlé. Primauté est donnée aux perceptions visuelles et auditives. L’art de Viola porte donc entièrement sur le renouvellement de nos capacités perceptives, et, partant, interprétatives.

      Les débuts

      Nantis de ces généralités, nous pouvons mieux considérer le cheminement de Bill Viola: né en 1951, à New-York, Viola, dès 1970, accomplit ses premières expériences de tournage en Super 8, puis avec une caméra vidéo (à cette époque en noir et blanc). En 1972, Viola réalise ses trois premières bandes et conçoit une installation qu’il expose avec celles conçues par les pionniers de la vidéo que sont Nam June Paik, Peter Campus, Bruce Nauman.
      Dans un premier temps, Viola étudie les possibilités technologiques du médium, exploite son aptitude à recréer des images, à les manipuler. Puis, grâce à l’apparition, en 1974, des premières caméras couleurs portables et du matériel de montage vidéo informatisé, Viola opère le grand tournant de sa carrière — très bien rendu par la sélection de courts métrages tournés entre 1977 et 1983, intitulée «The Reflecting Pool/Collected Works».

      Saisir l’invisible

      Peu à peu, le vidéaste rompt avec les traitements de l’image artificielle et commence à travailler à partir de situations purement réelles. Ainsi prend forme la grande idée que tentent de concrétiser les longs métrages réalisés dans les années 80. Enregistrant des images documentaires, Viola essaye de faire percevoir le monde réel d’une manière inédite: grâce à ses possibilités de ralenti, d’accélération, de grossissement, de superposition et d’inversion des images, la vidéo est, selon lui, capable de saisir des aspects visuels et sonores de la réalité qui, en temps normal, nous sont invisibles.
      Dès lors, Viola part en voyage, collecte des images qui constitueront ultérieurement la matière de ses bandes. Au moment de leur enregistrement, ces images ne rentrent dans aucun «projet»; elles sont filmées pour elles-mêmes; elles constituent uniquement une banque de données que le vidéaste apparente à la mémoire humaine.

      La part autobiographique

      Bien plus tard, vissé à son banc de montage, Viola puise dans cette banque pour former des expériences perceptives dont les mystiques, tel que Saint Jean de la Croix au 16ème siècle, ou les poètes visionnaires, tel William Blake à la fin du 18ème, lui fournirent les précédents — ainsi les bisons extraordinaires, qui apparaissent dans la deuxième partie de «I Do Not Know What It Is I Am Like», ont été enregistrés plus de quatre ans avant le montage de la bande.
      Retenues, puis convoquées au moment voulu (grâce au computer) ces images prennent le statut de visions qui donnent matière à méditer sur l’homme et son lien avec le concept de nature, pris au sens large: le temps, la mort, la naissance, la lumière, l’origine, l’animalité, etc… Pour rendre compte de ce lien, Viola s’est mis en scène dans un grand nombre de ses bandes où il devient lui-même l’objet de ses expériences en convoquant des images autobiographiques — à l’exemple de l’homme qui rêve dans le sublime «The Passing».

      Un outil de connaissance

      Afin de préserver l’intimité nécessaire pour produire cet art visionnaire — Saint Jean de La Croix était tenu enfermé dans un cachot — Viola a peu à peu réduit le nombre de ses collaborateurs; au jour d’aujourd’hui, il travaille uniquement avec sa femme, Kira Perov. Dans le même esprit, il a supprimé tous les intermédiaires dans les différentes étapes de sa création, en ayant un accès direct aux équipements de pointe (chez Sony, pour ne pas le citer). Pour maintenir son travail aussi près que possible de la source, Viola a, comme Godard, conçu chez lui une véritable unité de production, qui lui permet de monter ses bandes de manière complètement autonome.
      Ainsi s’est développée et se développe encore une tentative unique, étourdissante, d’exploiter les pouvoirs de la technologie pour une meilleure connaissance de soi, avec la part d’aventure, d’inconscience que cela suppose.

      Vincent Adatte